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Une conversation avec Toni Morrison.

Publié le 02 février 2020 par Africultures @africultures

Romancière et essayiste Toni Morrison est décédée en août dernier [Hommage à une femme puissante]. Elle aurait eu 89 ans le 18 février prochain. Africultures publie la version inédite en français d’une interview que l’auteure a accordé en avril 2017 [Toni Morrison in conversation ] à Mario Kaiser et Sarah Ladipo Manyika

Toni Morrison n’avait posé qu’une condition à cette interview chez elle, réalisée en avril 2017,  dans le nord de l’Etat de New-York : elle ne voulait pas être photographiée. Mais elle autorisait toutes les questions et ne demandait pas à polir ses réponses après coup. Ce n’était pas nécessaire : Morrison parla avec la même clarté et musicalité que celle qui se trouve dans ses écrits. Elle parla de racisme et des « blancs », de la tension entre la mémoire et l’oubli, et de l’art d’écrire à propos de sexe. Elle rit beaucoup, chanta des chansons de son enfance, et refusa de dire le nom de l’actuel président des Etats Unis. Nous avions convenu que cette conversation dure une heure, mais elle dura presque deux. Au-dessus du lavabo, dans la salle de bain réservée aux visiteurs chez Morrison, au lieu d’un miroir, se trouve la lettre encadrée de l’Académie Suédoise lui annonçant que le prix Nobel de littérature lui a été décerné.  Sur le mur opposé, encadré comme une autre récompense, figure une « notification de refus » émise par le ministère de la Justice pénale du Texas. Elle informe l’éditeur de Morrison que son roman Paradis[1] a été interdit dans les prisons du Texas car il pourrait provoquer des émeutes.

Sarah Ladipo Manyika : Comment souhaitez-vous être appelée : Professeur, Docteur, Madame ou Mademoiselle ?

Toni Morrison : J’aime bien Toni.

Sarah : Toni ?

Toni : Oui, je réponds à ça.

Sarah : Toni, merci de nous fournir cette occasion de vous parler.

Toni : Ça me fait plaisir.

Je pense qu’un artiste, que ce soit un peintre ou un écrivain, c’est presque un saint. Il y a quelque chose là-dedans qui tient à la vision, à la sagesse.

Sarah : Je viens du Nigeria, et il y a une minute j’étais avec Wole Soyinka dans votre salle de bain. [NDRL : Parmi les photos affichées sur le mur de la salle de bain pour invités de Morrison il y en a une qui la montre en compagnie du prix Nobel nigérian.)

Toni : Ah ! Oui, nous avions l’habitude de nous rencontrer à Paris et de discuter -très élégamment- et de résoudre les problèmes du monde. Soyinka savait toujours comment tout résoudre.

Sarah : Il le sait toujours.

Toni : Oui. Oui. Avec cette voix qui est la sienne ! (Elle imite la voix sonore de Soyinka)

Mario Kaiser : Sarah et moi sommes devenus amis à cause d’un de vos livres. Nous étions en résidence d’écrivains et lorsque j’ai dit à Sarah que je travaillais à l’histoire de mes grands-pères qui étaient soldats et ne sont pas revenus de la seconde guerre mondiale, elle m’a offert Home[2] – le livre et l’enregistrement audio.

Toni : Oui, c’est vrai, j’en fais la lecture. J’aime lire mes œuvres car je mesure leur valeur selon la manière dont elles sonnent. Ce n’est pas tout, mais c’est important pour moi. Je me souviens que lorsque j’ai commencé à être éditée, l’éditeur faisait faire des enregistrements sur disques de mes livres par de tierces personnes. C’était d’excellentes actrices mais je ne les écoutais jamais. Mais un jour, j’en ai écouté un, et j’ai dit : « Ça ne va pas ! ». Je crois que c’était Beloved[3]. J’ai dit, ça doit faire : « Tac-ta-ta-ta-tac-tac-boum-tac-tac-tac-tac-tac, « Le 124 était habité de malveillance. Imprégné de la malédiction d’un bébé ». Et elle le lisait platement. Alors j’ai commencé à tous les lire. Or je viens d’apprendre -avec un grand effroi que je vais devoir les relire car il parait que ceux que j’ai enregistrés étaient des versions abrégées. Je veux que vous le sachiez : c’est une des pires expériences de ma vie -être assise dans une pièce minuscule avec, à l’extérieur, l’équipe réalisant l’enregistrement. Vous n’avez aucune idée du nombre d’erreurs que vous faites lorsque vous lisez dans un micro.

Mario : Votre dernier livre, Délivrances[4] débute par une phrase frappante : « Ce n’est pas ma faute ».

Toni : C’est juste.

Mario : Une mère regarde sa fille qui vient de naître.

Toni : Et elle est effrayée.

Mario : Elle réalise que la peau de l’enfant est plus sombre que la sienne et elle craint pour l’avenir de cette enfant.

Toni : Et le sien.

« J’écris sur et pour les autres Noirs. Et si c’est assez bon, ça sera lu et apprécié aussi par des gens qui ne sont pas afro-américains. C’est la manière la plus simple de le dire. »

Mario : A la différence de vos livres précédents, cette histoire est contée au présent. Pourquoi la couleur de la peau peut-elle élever ou briser des gens dans ce pays ?

Toni : C’est parce qu’on a commencé comme ça. Ce pays a démarré en faisant trimer des africains -pour travailler gratuitement et se reproduire afin de fournir d’autres travailleurs. Quand j’ai écrit Un don[5], c’était un livre supposé avoir lieu juste avant que le racisme devienne la caractéristique et le sceau du pays.  Ça se passe juste avant le procès des sorcières de Salem, quand on courrait partout en tuant des gens pour des raisons religieuses. Les religieux étaient obsédés par tout ça mais pas par la couleur. Mais ce qui a suivi ceci devint cela. La « cicatrisation» fut la manière dont les gens se mirent ensemble : les blancs sont devenus blancs. Pensez-y : si vous venez dans ce pays depuis l’Allemagne, la Russie, où d’autres lieux, vous descendez du bateau, arrivez au pays. Mais, pour devenir américain, vous devez être blanc. C’est la spécificité qui fait le lien des gens de ce pays : qu’il y existe une population non blanche. Il se peut que des choses du même genre se produisent aujourd’hui en Europe. J’ai dans l’idée que si vous êtes suédois, né en suède, vous n’avez pas besoin de dire : « Je suis un suédois blanc ». Vous comprenez ce que je dis ?

Mario : Oui, je comprends. Je suis allemand et jusqu’à ce que je vienne aux Etats Unis je ne me suis jamais senti blanc.

Toni : C’est un aspect tellement important. Lorsque quelqu’un comme Frederick Douglas a décidé d’écrire un livre, il l’a écrit à destination des blancs, légitimement, car il voulait qu’ils se comportent correctement et le libèrent. C’était son public. Pas pour moi. Tolstoï n’écrivait pas pour les petites filles de l’Ohio. Il écrivait pour les russes, non ? Moi j’écris sur et pour les autres noirs. Et si c’est assez bon, ça sera lu et apprécié aussi par des gens qui ne sont pas afro-américains. C’est la manière la plus simple de le dire. J’ai tout simplement pensé que nous étions intéressants.

Sarah : Oui !

Toni : Et, vous voyez, ce qui est marrant : ce que les gens hors de ce pays, particulièrement en Europe, pensent de ce pays ; ce qu’ils en aiment est généralement lié à ce qui vient de la culture noire. C’est le jazz. C’est même le langage. Pensez à ce que ce pays serait sans nous. Je n’y viendrai même pas en visite ! Je suis arrivée avec mon premier livre essayant de dire : « Ecoute, le racisme fait vraiment, réellement mal. Si tu veux réellement être blanc, et que tu ne l’es pas, et que tu es jeune et vulnérable, ça peut te tuer ». C’est comme ça que j’ai commencé à écrire, et finalement, après toutes ces années à lire, produire des livres, aller dans les librairies, j’ai pensé : « Attends une minute, il n’y a pas là-dedans un livre sur moi ! » Donc, si je voulais le lire, il faudrait probablement que je l’écrive.

Mario : Dans Délivrances, comme dans vos autres livres, les enfants souffrent. Vous avez-vous-même mis au monde deux enfants, dans les années 60, pendant la lutte pour les droits civiques. Cela vous a-t-il laissé espérer que l’Amérique procurerait un meilleur futur à vos enfants ?

Toni : Non. Non. Non. Je vis ici depuis longtemps. Regardez, c’est seulement maintenant qu’on commence à mentionner les lynchages, les meurtres de garçons noirs, dans les journaux. Avant, personne ne parlait de ça. Ça ne méritait pas un article. Aujourd’hui, quelqu’un comme Trayvon Martin[6] ou cet autre jeune garçon qu’ils ont flingué, ont droit à plein de presse. J’ai dit à mon fils : « Te rends-tu compte que j’étais au monde 50, 60 ans avant que quelqu’un pense que ce genre de chose méritait un article ? Ou qu’on devrait se sentir mal à ce propos ? » Ça n’existait pas. Ensuite, il y eut quelques changements, quoique je pense qu’aujourd’hui nous faisons un pas en arrière avec ce soi-disant « président ». C’est si dangereux et si affreux que je ne veux même pas y penser. Du moins, j’essaie. Ce type me rend vraiment malade.

Sarah : « Rendre sa grandeur à l’Amérique »[7]

Toni : « Rendre sa grandeur à l’Amérique » ça veut dire « Rendre l’Amérique aux blancs ». On a maintenant cette explosion de gens qui veulent se sentir au-dessus, meilleurs que d’autres. C’est-à-dire, de qui ? De moi.

« Après toutes ces années à lire, produire des livres, aller dans les librairies, j’ai pensé : « Attends une minute, il n’y a pas là-dedans un livre sur moi ! » Donc, si je voulais le lire, il faudrait probablement que je l’écrive. »

Sarah : Quand on vous écoute lire vos histoires, on entend l’oralité et la musicalité de votre art d’écrire. Comment écrivez-vous pour l’oreille ? Votre intention est-elle que vos écrits soient lus à voix haute ?

Toni : Je souhaite que le lecteur les entende. Je viens d’une maison où l’on faisait ça tout le temps. Je me souviens de ce qu’on racontait sur mon grand-père dont on disait -fièrement- qu’il avait lu la Bible de bout en bout. Cinq fois. Je savais qu’à une époque il était illégal que les noirs lisent. Et il était illégal pour les blancs de leur enseigner à lire. On pouvait avoir une amende ou être emprisonné.

Mon grand-père n’était pas allé à l’école. Il n’y était allé qu’un jour pour dire au professeur qu’il ne reviendrait pas. Il faisait confiance à sa sœur pour lui apprendre à lire. On l’appelait Grand Papa. Et j’ai pensé, bien plus tard : Qu’aurait-il pu lire d’autre ? Il n’y avait pas de livres, pas de librairies. Rien que la Bible. Cependant, c’était une manière de reprendre le pouvoir.

Dans ma maison, il y eut des livres partout. Ma mère avait adhéré au Grand Livre du Mois. C’était comme une résistance. Et, en plus de lire, on racontait des histoires. On faisait ça tout le temps. On chantait des chansons. Il y en avait une dizaine et elles étaient toutes débiles.

Sarah : Est-ce que les histoires changeaient au fil du récit ?

Toni : On pouvait les changer parce qu’on nous les faisait raconter. On nous disait : « raconte l’histoire de machin chose ». Et elles commençaient, enfantines. Et on pouvait les conserver comme ça un petit moment. Mais elles étaient vraiment dingues. Je les aimais parce qu’elles faisaient comme… (Elle prend son souffle puis commence à chanter, d’abord à voix basse puis plus fort). « Je vais, ouais, je vais décapiter ma femme ! » Ça se chantait fort. « Tam,-tam, tam-tam, tam-tam. « Ma femme, je vais lui COUPER LA TÊTE ! » Puis la femme arrivait avec sa tête sous le bras et disait « Comme il fait froooid ici. Comme il fait froooid ici ». C’était notre jeu. Ça et chanter.

Ma mère chantait à longueur de journée ; jour, nuit, tout le temps. Elle avait la plus belle voix que j’ai jamais entendue. Elle étendait le linge, elle chantait. Elle faisait la vaisselle, elle chantait. Ce son a contribué à mes efforts. Même si je n’ai pas commencé à écrire avant d’avoir 39 ans et quelques, lorsque je m’y suis mise, il était très important que la langue ait ce son. Beaucoup de choses dépendaient du son des contes. La signification était souvent dans ce son. C’était des histoires idiotes, effrayantes. Vous souvenez vous d’avoir lu ces histoires dans votre enfance ? Hänsel et Gretel ? C’est horrible ! Toutes ces histoires de gens qui mourraient, mettaient leurs enfants à la porte. Puis une sorcière te jette dans le four. Bon dieu !

Une conversation avec Toni Morrison.

Le pont de la maison de Toni Morrison à New York où elle a trouvé l’inspiration pour Sethe, personnage principale de Beloved (c) M. Kaiser

Sarah : Ce qui revient souvent dans vos livres c’est la tension entre mémoire et oubli – L’oubli comme une manière de dépassement. C’est dans Beloved, avec cette phrase répétée : « Ce n’était pas une histoire à faire circuler. »[8]  C’est dans Délivrances lorsque vous écrivez que « Ce qu’il y a de pire dans la guérison, c’est la mémoire »[9]. Comment maîtrisez-vous cette tension ?

Toni : Pour arriver à un lieu paisible -ce que j’appelle paisible, bien que des gens tombent morts partout dans mes livres- il faut acquérir du savoir. Si vous connaissez quelque chose à la fin que vous ne connaissiez pas au début, c’est presque de la sagesse. Et si je peux trouver cet accord, tout le reste vaut le coup. Connaître quelque chose que vous ne connaissiez pas avant. Devenir quelque chose. Il y a certains aspects des livres comme de la vie qui semblent n’aller que dans une direction. Puis quelque chose se produit et les gens apprennent. God help the child (NDRL : « Dieu aide l’enfant ». Titre du livre traduit en français par Délivrances) que je considérai comme un titre horrible…

« Pour arriver à un lieu paisible – ce que j’appelle paisible, bien que des gens meurent partout dans mes livres- il faut acquérir du savoir. Si vous avez appris quelque chose à la fin du livre que vous ne connaissiez pas au début, c’est presque de la sagesse. »

Mario : Quel titre auriez-vous choisi pour ce livre ?

Toni : Je pense que je lui en avais donné un. Je ne m’en souviens plus. Mais il était beau !

Sarah : Pourquoi n’avez-vous pas fait à votre manière ?

Toni : Parce qu’ils gagnent toujours.

Sarah : N’est-ce pas un privilège du prix Nobel : pouvoir dire aux gens ce qu’il faut faire ?

Toni : Non. (Elle imagine une querelle avec son éditeur) « Va te faire foutre ! Voilà mon titre ! » « Non, on ne t’accordera pas ça ! » Ils pensent te faire une faveur en t’éditant, même s’ils se font des tonnes de pognon, et pour longtemps. Quand je serai morte, que mes enfants et petits-enfants seront morts, ils ramasseront encore de l’argent. Je travaille dans cette industrie depuis longtemps. Je ne suis pas impressionnée. Alors, de quoi on parlait ?

Sarah : De la tension entre la mémoire et l’oubli.

Toni : Ah, oui, oui, oui, oui, oui. Il ne s’agit pas de batailles. Dans beaucoup de livres il s’agit de gagner quelque chose. Ça ne m’intéresse pas beaucoup car je pense à ce que la vie intellectuelle et émotionnelle devrait être. Tu suis une piste et tu arrives quelque part. Tu ne veux pas arriver à l’endroit d’où tu es parti. Dans le livre, quand la fille… Où est ce bouquin ? C’est quel livre ?

Sarah : Délivrances.

Toni : Oui, c’est ça. Ils commencent tous à en former un seul. Cette fille est très, très noire, et très, très belle. Son amoureux est un roublard. Ils sont très égocentriques. Puis ils arrivent à un endroit où ils doivent prendre soin de quelqu’un d’autre, pas d’eux même. Cette expérience les sort de leur coquille de « moi, moi, moi », de telle sorte qu’ils finissent par avoir du respect et même de l’affection l’un pour l’autre.

Une conversation avec Toni Morrison.

Toni Morrison. Beloved (c) Fred Ebami

Mario : Dans votre livre vous parlez de « privilèges de peau », c’est-à-dire de comment la couleur plus ou moins sombre de votre peau affecte votre statut, y compris dans la communauté noire. Barack Obama aurait-il pu devenir président si sa peau avait été plus foncée ?

Toni : Je le trouve plutôt noir !

Mario : Mais pas ce que vous appelez « noir soudanais ».

Toni : Non, non, pas noir soudanais. Un beau noir. Le noir éthiopien. Tous les éthiopiens sont magnifiques. Il n’y a pas d’affreux éthiopiens. C’est ce truc de couleur. Je viens d’une petite ville de la métallurgie.

Mario : Lorain, dans l’Ohio.

Toni :  Beaucoup d’immigrants, un seul lycée. Je vais au lycée – la première dans ma famille- puis à l’Université d’Howard, je découvre cette chose dont vous parlez : les privilèges de peau. Washington, à cette époque, était plein de gens de la bourgeoisie noire. Ils travaillaient au bureau du recensement et il y avait une organisation, des « associations » d’une couleur ou d’une autre. Je ne voyais pas ce dont ils parlaient. Je ne les trouvais pas intellectuels, car je ne pouvais pas me faire des amis sur ces bases.

Lorsque j’y suis retournée pour enseigner, un de mes étudiants était Stokely Carmichael[10]. J’ai demandé : « Que feras tu, Stokely, quand tu auras ton diplôme ? » Il répondit : « J’ai été accepté au Séminaire Théologique de l’Union[11]. Mais d’abord je vais descendre dans le sud. » La situation était devenue très politisée, donc la couleur n’était plus le plus important. C’étaient les droits civiques.

Mais lorsque j’étais encore étudiante, ça comptait beaucoup. A Washington il y avait un grand magasin où nous -les filles noires- pouvions disposer d’une salle de bains. Ça s’appelait Hecht. Partout ailleurs, on n’avait pas le droit d’accéder à une salle de bains. Et, dans les bus, il y avait ces petites pancartes « Réservé aux blancs ». J’en ai volée une et je l’ai envoyée à ma mère. C’était une ville où la ségrégation était très visible. Les fontaines. J’ai toujours pensé que ça ne pouvait pas être sérieux : pourquoi dépenser de l’argent pour deux fontaines distinctes ? Ça n’avait aucun sens de dépenser tout cet argent juste pour se sentir meilleurs que les autres.

Mario : Quand Donald Trump a demandé aux afro-américains de voter pour lui, il a dit : « Qu’avez-vous à y perdre ? » Que répondez-vous à ça?

Toni : J’ai juste pensé que c’était une question stupide. J’aurais tout à y perdre. Ce que j’y perds maintenant c’est que tu balances des bombes partout. Mais c’était tellement vilain et hautain. Cet imbécile qui a soixante-dix-sept mots dans son vocabulaire. On les a comptés. Philip Roth les a comptés. Soixante… dix… sept… mots.

Sarah: Laissons tomber Trump ; passons à Obama. Qu’est-ce que ça vous a fait de recevoir la Médaille Présidentielle de la Liberté de ses mains ? Et que vous a-t-il murmuré à l’oreille ?

Toni : Vous étiez là ?

Sarah/Mario : Non, on a vu la vidéo.

Toni : C’est vrai qu’il a murmuré dans mon oreille ! Et je vais vous dire comme c’est important : Je ne sais pas ce qu’il a dit.

Mario : Vous aviez l’air très contente.

Toni : Sur le moment, je l’ai su. Mais dès que je suis partie, j’ai pensé : Qu’est-ce qu’il a dit ? J’étais très embarrassée. Quand je suis allé à Paris, j’ai raconté cette histoire à l’ambassadeur en France. J’ai dit : « Il a murmuré dans mon oreille et je ne sais plus quoi. Ça ne va pas ! » Et il a dit : « Ecoutez, je viens d’avoir une conversation de 45 minutes avec lui, et je ne me souviens pas d’un seul mot. »

Sarah : Vous étiez frappée de stupéfaction.

Toni : C’est surement ça. Mais quand je suis allée à la réception, j’ai pris mon fils comme chevalier servant. Il a dit à Obama : « Vous avez dit quelque chose à ma mère et elle l’a oublié. Vous souvenez vous de ce que c’était ? » Et Obama a dit : « Bien sûr que je m’en souviens. J’ai dit : Je vous aime. » (Elle se couvre la face de ses mains et fait semblant de sangloter). Je vois bien pourquoi j’ai oublié ça. C’est comme quand on a une conversation avec quelqu’un qu’on aime beaucoup ou qu’on trouve impressionnant. C’est tellement impressionnant qu’on a un trou.

Sarah : Continuons avec l’amour et parlons de votre ami James Baldwin.

Toni : Oh ! Oui !

Sarah : Baldwin a dit un jour : « Le rôle de l’artiste est exactement le même que celui de l’amoureux. Si je t’aime, je dois te faire prendre conscience de choses que tu ne vois pas. » Comment voyez-vous le rôle de l’artiste ?

Toni : Oh, c’est drôle qu’il dise ça, Jimmy. Moi, ce que je vais dire, ça va avoir l’air pompeux, mais je pense qu’un artiste, que ce soit un peintre ou un écrivain, c’est presque un saint. Il y a quelque chose là-dedans qui tient à la vision, à la sagesse. On peut n’être personne, mais si l’on voit de cette manière, c’est sacré, c’est divin. C’est au-dessus de la vie et de la perception normale de nous tous, habituellement. On s’élève. Et tant qu’on est là-haut, même si on est quelqu’un de terrible -et surtout si on est quelqu’un de terrible- on voit les choses qui se mettent ensemble, qui secouent, qui font bouger, qui clarifient pour vous quelque chose qui, hors de votre art, vous serai resté inconnu. C’est vraiment une vision au-dessus ou au-delà.

Il est difficile de penser autrement à la peinture, particulièrement. Je ne peux pas m’imaginer comment ils font ça. Je veux dire, quel est le lien entre votre esprit et ce que vous faites ? C’est pour ça que la critique est aussi horrible. Pas toute, mais la plupart de la critique. Parce que le langage de la critique ne peut pas vraiment atteindre le niveau sur lequel se tient l’artiste.

Sarah : Est-ce que vous nommez vos personnages, ou est ce qu’ils se nomment eux-mêmes ?

Toni : Ils se nomment eux-mêmes. J’ai parfois écrit sur des personnages dont les noms sonnaient faux, et ils n’ont jamais pris vie. Je dois leur demander « Quel est ton nom ? » Il faut attendre et il y a un déclic, ou non. Et si c’est non, l’écriture semble poussive ou ils ne parlent pas. Parfois, c’est exactement le contraire. Quand j’ai écrit Le chant de Salomon il y avait dedans cette femme nommée Pilate. Et dès que je l’ai eu conçue elle ne s’est jamais tue. Elle s’est vraiment emparée de ce livre, et il a fallu que je l’arrête. Alors j’ai dit : « Il faut que tu la ferme. Ce n’est pas ton livre ! » Il y a une scène où elle porte le deuil de sa petite fille. Elle dit : « Et elle était aimée. » C’est tout l’espace qu’elle a. Bien qu’influente, elle ne parle pas.

Mario : Vous avez été baptisée catholique lorsque vous aviez douze ans, et vous avez pris le prénom Anthony, qui s’est transformé plus tard en Toni. Saint Antoine est un personnage central des saintes écritures.

Toni : Saint Antoine de Padoue.

Mario : Il était connu pour ses prêches énergiques et il est le patron des choses perdues. Quelles sont les choses perdues que vous aimeriez faire revenir ?

Toni : Deux choses. La première, c’est mon fils. Et il y a certaines périodes de ma vie que j’aimerais bien revivre.

Mario : Y a-t-il une période en particulier ?

Toni : Oui, mes études universitaires. Il y avait des choses très bien dans cet endroit et j’y ai beaucoup appris. J’étais dans une petite troupe de théâtre, et nous avions l’habitude de voyager durant l’été. C’est la première fois où je suis allée dans le sud -le vrai sud, pas celui de Washington D.C. Je me souviens de la fois où nous sommes arrivés à l’hôtel et les profs se sont rendu compte que c’était un bordel ou quelque chose du genre. L’un d’entre eux emprunta la cabine téléphonique. Vous vous souvenez qu’il y avait des cabines téléphoniques ? Il regarda dans le bottin pour trouver un prêtre noir. Ce qui pouvait se faire parce qu’on pouvait trouver des indications comme A.M.E, African-American-Zion, ou autre. Il en trouva un et appela pour dire qu’il était avec des étudiants de l’université d’Howard et qu’il nous fallait un endroit ou loger car il n’y avait pas de lieux prévus pour les noirs. Le prêtre dit : « Rappelez-moi dans un quart d’heure ». Il l’a fait, et il lui a dit qu’il avait convaincu certains de ses paroissiens de nous accueillir. Je suis allée avec une autre fille dans la maison d’une dame. C’était fabuleux ! Bon dieu. Elle avait fait sécher ses draps sur des buissons qui avaient un parfum. C’était le paradis ! Et ils nous ont servi un repas fabuleux. On a essayé de leur donner de l’argent, mais ils n’en voulaient pas. Alors on l’a glissé dans la taie de l’oreiller.

Mario : Cette histoire rappelle celle de Frank Money, le personnage de Home, quand il cherche un endroit où loger.

Toni : Ah, oui. Il se sert de ce guide -j’en ai un exemplaire- qui indiquait où les Noirs pouvaient loger. Vous savez, je ne l’avais pas identifié en tant que noir jusqu’à ce que mon éditeur me dise : « On ne sait pas s’il est noir ou blanc ». Et j’ai dit : « Et alors ? » Et il me dit, « Toni, je pense vraiment que c’est important ». Alors j’ai cédé. Mais j’avais envie d’écrire de la manière dont j’annonce la couleur dans Paradis : « Ils ont tué la fille blanche d’abord ». On ne sait pas qui est cette fille blanche. C’était très libérateur pour moi car quelquefois on peut dire « noir » et ça ne signifie rien. Je veux dire, à moins que vous y donniez une signification. C’est une chose que j’ai apprise à cause de l’autre côté de la ville, où le noir était pureté, et légitimité. Par exemple, mon arrière-grand-mère vivait dans le Michigan, et elle était considérée comme la sage de la famille. Elle savait tout. C’était une sage-femme. De temps en temps, elle nous rendait visite. C’était une femme de grande taille. Je veux dire : elle avait l’air grande. Elle avait une canne dont elle n’avait visiblement pas besoin. Et elle entrait dans la maison et nous regardait, moi et ma sœur, en disant : « Ces enfants ont été falsifiées » Je trouvais ça bien. Mais elle était d’un noir profond et elle nous regardait comme souillées, mélangées, impures.  Elle était pure -une vraie noire, une pure africaine- et nous étions un peu mal foutues. Je trouvais ça intéressant car j’avais été considérée comme « différente » depuis mon enfance, mais de l’autre côté.

Sarah : Peut-on parler de sexe ?

Toni : Ouais ! Je suis bien placée pour en parler, car ça remonte à au moins mille ans. Que voulez-vous savoir ?

Sarah : Vous êtes connue comme écrivant de belles scènes de sexe.

Toni : C’est vrai ! Je crois que j’écris mieux sur le sexe que la plupart des gens.

Sarah : Comment faites-vous ?

Toni : La pire chose concernant les scènes de sexe c’est qu’elles sont cliniques. On dit, « les seins », ou « le pénis » ou autre. Je veux dire : On s’en fout ! L’aspect plaisant du sexe, de s’y adonner ou d’écrire à ce propos, ce n’est pas ça. C’est autre chose. Dans L’œil le plus bleu[12], quand elle va jusqu’au bout, elle griffe la peau jusqu’à atteindre l’ivoire -vous voyez, elle plonge. Profond ! Si on peut associer le sexe à un autre comportement intéressant, alors le sexe devient intéressant.

Je crois que j’écris mieux sur le sexe que la plupart des gens.

Sarah : Dans Beloved, c’est dans les champs de maïs, mais c’est aussi le fait de manger le maïs qui est suggestif.

Toni : Les épis de maïs se balancent. Les types regardent.

Sarah : « Cela avait été dur, dur, dur, d’être assis là, droits comme des chiens à regarder les tiges de maïs danser en plein midi. »

Toni : Quelqu’un m’a dit qu’on avait demandé à Denzel Washington de jouer dans le film tiré de Beloved. Et qu’il avait répondu : « Je ne vais pas tourner dans un film où des hommes noirs pratiquent le sexe oral avec des geôliers blancs ». Il y avait une scène où ces hommes creusent en prison, tu sais, ils sont tous enchainés. Il a réagi comme si c’était bizarre. Et après ça on lit l’histoire de Choate, cette école où tout le monde violait les étudiants depuis les années soixante ! Je ne comprends pas pourquoi il était si hostile. Mais c’est bon, Denzel ! Ce qui m’intéresse c’est de faire une description vraiment belle, vraiment intime et bien adaptée. Il faut que ce soit une chose dans laquelle chacun peut se retrouver. Pas juste un acte sexuel, mais ce que j’en dis. Je lis les scènes de sexe d’autres auteurs et je pense : « Oui. Et alors ? »

Mario : Quel sera le propos de votre prochain livre ?

Toni : Oh, c’est très bon. Ça s’appelle Justice, bien que ce ne soit pas à propos de justice. Il y a une famille esclave et leur maître. Son nom est Goodmaster (Bon maître), et il obligeait tous les esclaves à s’appeler Goodmaster. Ils détestaient ça car il était horrible. Mais ils ont gardé le nom car il leur permettait de se retrouver des générations après. Il y a un type, là-dedans, qui a trois enfants, deux filles et un garçon. Leurs noms sont Courage, Liberté et Justice. Mais ça ne colle pas quand ils vont à l’école. Alors, au lieu de Courage, ils écrivent Carrie. Pour Liberté (Freedom), ils écrivent Frida. Et le garçon, dont le nom est justice, ils l’appellent Juice. Les noms sont importants. Se nommer a été vital car nous n’avions pas de noms. On nous avait donné des noms stupides. Si j’essaie de me souvenir des amis de mon père, ils avaient tous des sobriquets. L’un s’appelait Fraîche brise et un autre Jim le diable. Toutes sortes de noms. Certains adorables, d’autres horribles. Si vous avez une faiblesse, c’est d’après elle qu’on vous nomme. Alors il faut sortir de ça.

Mario : Vous avez déclaré que vous ne voulez pas qu’on se souvienne de vous comme écrivain Afro-Américaine mais comme écrivain Américaine.

Toni : J’ai dit ça ?

Mario : Oui.

Toni : L’Amérique ? Je ne pourrais pas me référer au pays. C’est trop grand. C’est comme si on disait : « Que pensez-vous de l’Europe ? » Je veux dire, quoi ? Mais je me suis trouvée une fois avec Doctorow, l’écrivain, pour un événement. Il m’a présentée en disant : « Je ne pense pas à Toni comme écrivain noir. Je ne pense pas à elle comme femme écrivain. Je pense à elle comme… » Et j’ai dit : « Ecrivain masculin blanc ». Tout le monde a ri. Voilà ce dont je me souviens. Il essayait de me sortir des catégories étriquées. Mais qu’y avait-il d’autre que femme noire ? Il n’y avait que l’homme blanc. En fait il voulait certainement dire simplement écrivain. Vous savez : un écrivain écrivain.

Une interview réalisée en avril 2017 par Mario Kaiser et Sarah Ladipo Manyika. Traduit de l’anglais (US) par Gérard Lambert-Ullmann

[1] Date de publication originale : 1997. Traduit en français par Jean Guiloineau pour Bourgois en 1998.
[2] Date de publication originale : 2012. Traduit en francais par Christine Laferrière pour Bourgois en 2012.
[3] Date de publication originale : 1987, Traduit en français par Hortense Chabrier et Sylviane Rué pour Bourgois en 1989.
[4] Date de publication originale : 2015. Traduit en français par Christine Lafferière, pour Bourgois en 2015.
[5] Date de publication originale : 2008. Traduit en français par Anne Wicke, pour Bourgois en 2009.
[6] Trayvon Martin, un jeune Afro-Américain de 17 ans, non armé, tué à bout portant par un « vigilant » du voisinage dans la soirée du 26 février 2012 à Sanford, en Floride.
[7] Slogan de campagne de Trump.
[8] Beloved, Traduction d’HortenseChabrier et Sylviane Rué, Christian Bourgois éditeur.1989
[9] Délivrances, traduction Christine Lafferière, Christian Bourgois éditeur. 2015
[10]Stokely Carmichael (29 juin 1941 – 15 novembre 1998), aussi connu sous le nom de Kwame Ture, un des leaders du Black Panther Party »en 1967-68. Ndt.
[11] L’Union Theological Seminary est un séminaire protestant de théologie de New York. Fondé en 1836 sous l’égide de l’Église presbytérienne américaine, il est le plus ancien séminaire indépendant des États-Unis. Il est aujourd’hui rattaché à l’université Columbia.
[12]  L’oeil le plus bleu, traduit en français par Jean Guiloineau, pour Bourgois en 1994.

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