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(Les Disputaisons) À quoi bon éditer et vendre encore de la poésie ?, 10, Natacha de la Simone, libraire

Par Florence Trocmé


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publie aujourd’hui la dixième contribution d’une nouvelle série autour du thème « A quoi bon éditer et vendre encore de la poésie » grâce à Jean-Pascal Dubost qui en a eu l’idée et qui en a assuré la réalisation.


Disputaison n°2
« À quoi bon éditer et vendre encore de la poésie ? »
10. Natacha de la Simone
Librairie L’Atelier - Paris

L’automne dernier, toute une foule de jeunes gens se réunissaient à la librairie pour évoquer la poésie de J.H. Prynne, poète anglais, dont les Poèmes de cuisine venaient d’être publiés en français par Eric Pesty, rappelant par leur affluence une autre soirée un an ou deux plus tôt consacrée à Bernard Collin à l’occasion de la sortie de son Copiste chez Nous.
Il y a deux mois un homme au téléphone voulait vérifier que les poèmes de Forough Farrokhzad aux Lettres persanes étaient bien en stock avant de passer les récupérer, pour les offrir.
Il y a un mois une femme un peu inquiète cherchait pour fêter la fraîche paternité d’un ami un livre mais de poésie, et repartait avec Joachim de Le Penven chez Unes, et d’autres, pour elle.
Il y a une semaine un auteur qui participait à la présentation du dernier numéro de la revue Sensibilités a soudain réclamé les Canti de Leopardi pour en lire « l’infini » en conclusion de son propos sur les paradoxes de l’intime.
Hier matin, une jeune femme, la trentaine à peu près, la chevelure en botte de foin bousculée, calme et souriante, a fait provision de livres. Elle a raconté être, entre autres, éleveuse en Ariège. Son panier s’élevait à 95,60€. Une jolie petite pile. N’y figuraient que des livres de poésie. Un achat de 95,60€ de poésie.
Bien sûr cela n’arrive pas tous les matins.
Bien sûr, la somme de ces intérêts divers pour la poésie ne permet pas d’échapper aux ratios, très stables, : le rayon poésie représente « un pour cent » des parts de marché du livre, 1% partagé avec les ventes de théâtre. Si je le transpose concrètement dans l’espace de la librairie, il faut se figurer ainsi que deux bibliothèques constituées de sept étagères chacune, d’environ quarante volumes chaque, réalisent à peine 1% du chiffre d’affaire, quand six bibliothèques pour la seule littérature française (hors poésie donc) font 20% de ce même chiffre d’affaires.
Les chiffres sont implacables. Le ratio ingrat.
La question posée m’incommode, ou me déroute.
Je ne m’explique pas cet acharnement, récurrent, aussi régulier que les vagues sur les rochers, à réclamer une justification comptable de la publication, l’édition et la mise en vente de la poésie.
Non pas que je néglige la nécessaire rentabilité d’un lieu de vente comme une librairie afin de s’assurer qu’elle perdure.
Après tout, le libraire est un commerçant, il y aura toujours quelqu’un pour le lui rappeler fort à propos.
Mais cette exigence de rentabilité faite spécifiquement à la poésie, comme si son faible chiffre d’affaires était une tare congénitale, laisse embâté.
Elle me semble faire écho, peut-être est-ce trop lointain comme résonance, à l’exigence intempestive et insistante du « scientifiquement prouvé » que l’on oppose aux formes alternatives de soin.
J’ai mémoire soudain de ce qui m’avait été rapporté à l’époque où la distribution et diffusion du Seuil avaient été rachetées par la Martinière. Les experts s’étaient penchés sur les ratios, pour nettoyer un peu la maison nouvellement acquise, et ils avaient sanctionné toutes les lignes de titres et auteurs qui ne garantissaient pas un taux de ventes suffisant justifiant leur maintien au catalogue. Il y eut néanmoins quelqu’un ou quelqu’une pour leur signaler qu’il n’allait peut-être pas être possible, ne serait-ce que pour la « crédibilité de l’édition française », de supprimer d’un coup de surligneur tout Barthes.
Fait-on ce procès au roman ? Peut-être est-ce déjà en cours après tout. Les chiffres de la littérature sont en baisse ces derniers temps.
Cependant, si même le roman n’échappe pas tout à fait à la voracité comptable, pourquoi la poésie en elle-même, tout entière, son existence même, devrait se voir ainsi remise en question ?
Il est vrai, que ma formule est impropre, la question porte sur les livres de poésie, et non la poésie.
Des artistes –je pense en l’occurrence à l’extraordinaire Antoine Hummel - sont poètes, actifs et vivants, sans avoir publié une ligne de poésie disponible en librairie. Le net et la scène sont pour elles et eux, espaces de création et d’échanges.
Alors la question serait-elle de la nécessité des livres de poésie ?
On pourrait envisager de s’appuyer sur cette franche voire éhontée prééminence de la forme romanesque qui se charge d’engranger les profits économiques, pour financer le reste. Et laisser libre cours à ce qui pourrait se concevoir comme une liberté propre à la poésie.
Est-ce que précisément la profusion des parutions de poésie ne serait pas la manifestation de cette liberté ?
D’aucuns m’en voudront probablement pour cette désinvolture, eux et elles qui triment, se donnent corps et âme et plus encore à publier de la poésie, qui se sentent probablement isolés et délaissés, compressés par les échéances financières et les contraintes en tout genre –impression, diffusion, distribution parmi les plus prégnantes.
Mais je ne parviens pas à voir autre chose qu’une formidable vigueur, vitalité, vivacité, créativité, liberté, inspiration, tout cela à la fois, dans la prolixité de l’édition de poésie.
Ni en littérature de fiction, ni en sciences humaines, que j’affectionne pourtant grandement, je ne ressens cette même griserie quand je regarde le rayon poésie.
Les collègues se moquent car le rayon ne cesse de déborder, hiver comme été, à Noël comme en plein mois d’août. Mais approchez, voyez cette opulence d’écritures, ces univers si divers servis par des inventions graphiques et une attention toute spécifique au format, au papier, à la typographie, à la mise en page, cette qualité du regard qui lie intimement contenu et forme, ces écritures qui bousculent l’écriture.
Je ne suis pas en mesure de faire de diagnostic, d’expliquer le phénomène paradoxal.
Il faudrait faire des recherches, lancer un terrain d’enquête, pour comprendre pourquoi un pays et sa population écrivent tant de poésie et en achètent si peu.
Est-ce qu’il faudrait fouiller du côté d’une confiscation historiquement située des savoirs et pratiques populaires, orales et collectives, d’une certaine histoire de l’éducation nationale, voire d’un certain élitisme, un sens de la distinction d’un monde intellectuel qui s’est emparé de l’écrit, et de la création poétique, lui confisquant une part de son lectorat spontané ?
En parlant d’enquête, j’ai appris l’existence d’une d’elle, réalisée en 1978, confiée par François Di Dio, éditeur du Soleil noir, à Henri-Alexis Baatsch et Jean-Christophe Bailly qui ont posé à divers artistes et poètes la question de Hölderlin « à quoi bon des poètes en temps de manque? ». Le livre édité s’intitulait Wozu/A quoi bon. Plus récemment, en 2014, un collectif réuni par Antoine Emaz aux éditions Cécile Defaut, (L’Inquiétude de l’esprit ou pourquoi la poésie en temps de crise), et, en 2016, un colloque au théâtre de la Colline reprenaient l’interrogation.
J’en entends bien sûr l’écho dans l’àquoibon ici posé - quoiqu’il faudrait peut-être s’interroger sur la disparition de la précision concernant les temps précaires (selon une traduction de dürftig proposée par Hanns Zischler).
Seul un Beckett peut avec panache et grâce s’en sortir avec un « je n’en ai pas la moindre idée. Pardonnez-moi » ! (Je rappelle l’anecdote, qui sonnera peut-être trop rebattue à qui la connaît bien.)
En définitive, je n’ai pas avancé pour un sou, et persiste à me demander au nom de quoi précisément on souhaiterait réduire ou supprimer l’édition et la vente de livres de poésie. Avons-nous à ce point ingéré la logique capitaliste ?
Dans le champ des savoirs, il est admis après tout que la productivité se distingue de sa capacité à être vendue, qu’il existe un écart –souhaitable - entre produire des connaissances et vendre, et que produire des œuvres est une valeur en soi.
En passant du temps dans un rayon de poésie, la puissance du poème est forcément palpable dès que l’on aura ouvert tel ou tel ou tel ou tel livre, j’en suis convaincue.
De même que je suis convaincue que là résident les armes, dans les pratiques d’écriture poétique, qui tendent vers une émancipation sans cesse renouvelée, sans cesse au travail, des armes pour nos quotidiens et les luttes qu’il s’agit de mener aujourd’hui comme jamais et comme toujours.
Publier et vendre des poèmes, parce qu’ils trouvent preneurs, parce que la poésie s’écrit, se lit, s’offre, se transmet - parce que la poésie agit.
© Natacha de la Simone

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