Un divan à Tunis est annoncé comme la chronique d’un pays en pleine mutation et j'étais impatiente de découvrir le film ce soir car il a été tourné dans une ville que je connais bien, où je suis souvent allée... bien que ce soit "avant" les évènements tragiques qui ont secoué le pays, et que la perspective de rencontrer Manele Labidi après la projection était très excitante.
Comprenez bien, en tout cas, que mon expérience a forcément influencé mon regard. Il y a tant de choses justes dans les parti-pris de la réalisatrice que je me suis sentie en terrain familier quand d'autres personnes, qui n'ont peut-être que la vision touristique de la Tunisie ont cru voir des clichés exagérés.
Après avoir exercé en France, Selma, 35 ans, ouvre son cabinet de psychanalyse dans une banlieue populaire de la capitale tunisienne. Au lendemain de la Révolution, la demande s'avère importante dans ce pays "schizophrène". Mais entre ceux qui prennent Freud et sa barbe pour un frère musulman et ceux qui confondent séances tarifées avec "prestations tarifées", les débuts du cabinet sont mouvementés… Alors que Selma commence enfin à trouver ses marques, elle découvre qu'elle doit se procurer une autorisation indispensable pour continuer d'exercer…Le film est comme on dit "clivant". Soit on adore, parce qu'on a toutes les raisons de se réjouir qu'un premier film ait autant de qualités, et soit si bien interprété. On applaudit alors joyeusement l'audace de la réalisatrice à s'affranchir des remous politiques et du poids de ce qu'il convient de "bien" penser en matière de psychanalyse.Soit on fait grise mine, parce que précisément on manque (sans doute) d'humour et qu'on ne peut supporter que le mythe freudien (pardon !) soit un peu égratigné. On s'offusque du portrait en noir et blanc d'un homme portant une chéchia rouge vif posé à coté de la comédienne sur l'affiche.
Pour ma part j'ai souri de reconnaître Sigmund Freud que la jeune femme désigne à son entourage sous le terme de "mon patron".
J'ai aimé que pour une fois on nous parle du monde arabo-musulman autrement que sous l'angle religieux (même si on n'évite pas la croyance en Dieu) ou sous celui du terrorisme. Et quelle bonne idée de traiter sous l'angle de la comédie le changement sociétaire qui s'y déroule. Ce soir les éclats de rire fusaient de partout dans une salle où étaient venus beaucoup de spectateurs ayant des racines tunisiennes et aussi plusieurs personnes pour qui cette projection n'était pas la première. Ils avaient tant aimé le film qu'ils avaient décidé de revenir.
Et puis j'ai adoré ce sentiment (alors que l'action se situait manifestement de nos jours) de regarder une comédie italienne des années 70 dont je reconnaissais le coté décalé et l'humour si caractéristique. Impression renforcée par l'écoute de Citta' vuota, cette chanson de Mina écrite par le regretté Mort Shuman (1965). La réalisatrice manie les codes avec audace puisque plus tard ce sera une référence au western ( "spaghetti" ... ?) lorsque l'homme au cigare (et vous aurez deviné de qui il est le sosie) arrive au volant de ses chevaux vapeur et sur une musique appropriée alors que la jeune femme doit faire face à une panne de moteur, en plein désert ... mais sous un beau coucher de soleil.Je salue aussi la manière d'introduire une forme de rêve dans plusieurs scènes, notamment avec la fin ouverte de la dernière séquence tournée sur la plage de Gabès.Manele Labidi est une jeune scénariste et réalisatrice qui a bien du talent. Les italiens ne s'y sont pas trompés en lui décernant le Prix du public, à la Mostra de Venise. Son premier long-métrage a tous les ingrédients pour plaire, distraire, et malgré tout faire réfléchir en éveillant les consciences sur un mouvement en marche bien qu’il demeure encore beaucoup de choses à faire évoluer. On pourrait considérer qu'elle fait un acte militant et voir dans Un divan à Tunis un film politique. Elle fait, en tout cas, souffler un vent de liberté.
Le film est foisonnant et j'ai retrouvé avec délice cette manière si caractéristique de sauter de l'arabe au français en prenant le premier mot qui vient à l'esprit, les embouteillages, le fer à cheval sur la 404 iconique, cette manie de faire "moit-moit", le commerce parallèle de sous-vêtements affriolants pr une employée administrative amoureuse de Julio Iglesias, les couloirs vides, l'attente interminable dans un bureau confiné, l'opacité des exigences administratives (le dossier est complet mais il manque toujours quelque chose), les barrages de police, les coupes budgétaires que l'on contourne comme on peut, quitte à pratiquer l'alcootest à l'odeur. Tout cela est juste.
La brochette de névrosés de la classe moyenne de la banlieue sud de Tunis qui défilera dans le cabinet improvisé sur la terrasse de la maison familiale peut sembler excessive mais il faut admettre que la révolution a mis fin à la chape de plomb et a permis à la parole de fuser. Neuf ans après, et alors que le pays vit une phase d'incertitude, la réalisatrice capte toutes ces expressions et passe la société tunisienne contemporaine aux rayons X.
Elle rend aussi parfaitement compte du mouvement migratoire inverse de celui que l'on connait bien. La jeune femme est peut-être naïve, idéaliste ou stupide, et surtout en perte d'ancrage. Son retour au pays nargue ses compatriotes alors que tout le monde rêve de partir. On la prévient qu'elle ne tiendra pas longtemps et elle reçoit en toute logique l'insulte de "crâneuse post coloniale" .
Mais le film est aussi un éloge du silence. Car si les personnages débordent de paroles Selma sait aussi écouter. Vous me ferez observer que c'est son métier. Et je vous rétorquerai que votre remarque est bien la preuve de la justesse du scénario. De plus l'interprétation de la comédienne iranienne Golshifteh Farahani est à saluer.
Sans prétendre être spécialiste il me semble que le discours psy est assez juste. Selma ne promet pas à ses patients que leurs difficultés vont disparaitre. La psychanalyse transforme la nature des difficultés. Parler de ses difficultés à quelqu'un c'est déjà leur donner un autre statut.
Manele Labidi est née en France est elle-même fille d’émigrés tunisiens. Elle a suivi une école de commerce, fait des études de sciences politiques, et a travaillé, en toute logique, dans le monde financier. Elle a écrit ensuite pour le théâtre (en l’occurrence pour Isabelle Carré), pour la radio et la télévision. Elle a souligné au cours du débat qui a suivi la projection que la psychanalyse n’est pas encore développée en Tunisie mais que la psychologie comportementale n’y est plus un tabou depuis la révolution. Elle a insisté sur les conséquences psychiques de celle-ci, en rappelant qu'elle a engendré énormément de paranoïa. On pourrait considérer que commencer une psychothérapie équivaut à tout reconstruire de la même façon qu’il faut reconstruire le pays après une révolution.
Cependant le poids du groupe et de la religion restent très important comme le film en témoigne. Les tunisiens parviendront-ils à s'affranchir du poids du groupe et du contrôle social ? Et on remarque que les hommes sont tout autant victimes que les femmes.
Le film sortira en Tunisie le 26 février sous le titre d'Arab blues.Un divan à Tunis, réalisé par Manele Labidi
Avec Golshifteh Farahani, Majd Mastoura, Aïcha Ben Miled, Feriel Chammari, Hichem Yacoubi
En salles depuis le 12 février 2020