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Interview de Mutt-Lon : Les 700 aveugles de Bafia

Par Gangoueus @lareus
Mutt-Lon a obtenu le prix Ahmadou Kourouma 2014 pour son premier roman Ceux qui sortent dans la nuit. Il revient avec un troisième roman édité chez Emmanuelle Collas : Les 700 aveugles de Bafia.Interview de Mutt-Lon : Les 700 aveugles de Bafia
CG : Mutt-Lon, bonjour ! Votre nom est Daniel Alain Nsegbe. Afin que nos lecteurs puissent en savoir plus sur vous, que veut dire Mutt-Lon ?
Mutt-Lon : Comme auteur, j’ai choisi de m’appeler Mutt-Lon. Pseudonyme issu du mélange de deux mots empruntés à ma langue maternelle, le bassa, que l’on pourrait traduire par l’homme du peuple.

CG : Vous avez obtenu le prix Ahmadou Kourouma en 2014 pour le roman Ceux qui sortent dans la nuit. Ce roman n’a cependant pas bénéficié d’une grande exposition. Comment expliquez-vous cela ? La parution de votre second roman La procession des charognards aux éditions CLE du Cameroun est-elle une conséquence de la promotion discrète de votre premier roman (pourtant publié chez Grasset) ? Ou est-ce une démarche volontaire d’être publié au Cameroun ?
Mutt-Lon : En 2013 la publication de mon premier roman avait été un évènement marquant pour moi. Pendant une dizaine d’années j’avais auparavant essuyé le refus systématique des éditeurs français, à qui j’envoyais divers manuscrits par la Poste, depuis mon pays le Cameroun où je réside en permanence.  Et retenir l’attention d’une grosse maison avec un manuscrit écrit l’année même, m’avait apporté satisfaction et soulagement. L’enchantement a malheureusement été de courte durée, je me suis vite rendu compte que mon éditeur ne misait pas sur moi. Aujourd’hui encore, je ne m’explique toujours pas pourquoi Grasset s’était donné tant de peine pour publier l’auteur anonyme que j’étais, sans offrir par la suite à mon roman l’exposition qu’il méritait. C’est grâce au bouche à oreille que Ceux qui sortent dans la nuit est allé jusqu’au prix Ahmadou Kourouma, et à partir de là on en a entendu parler au pays. Le livre est longtemps resté introuvable dans les librairies du Continent, il a fallu attendre la coédition organisée par l’Alliance Internationale des Editeurs indépendants pour qu’il rencontre véritablement le lectorat africain. Malgré tout, ça reste une belle aventure, qui se poursuit d’ailleurs, car un livre a plusieurs vies.  Après avoir remporté le Kourouma, fort d’une relative notoriété, j’avais choisi de publier mon deuxième roman sur place au Cameroun, dans l’espoir d’atteindre plus facilement mon lectorat. Là aussi j’avais vite déchanté. Quand il ne s’agit pas de manuel scolaire, la chaîne du livre est désespérément grippée sous nos latitudes. Pour mon troisième projet, je suis donc reparti à l’assaut du milieu parisien, après m’être au préalable mieux structuré.

CG : Abordons votre nouveau roman Les 700 aveugles de Bafia. Pourquoi avez-vous choisi de traiter le cas des 700 aveugles de Bafia, une histoire réelle qui s’est produite dans les années 20, en pleine période coloniale ? D’ailleurs pouvez-vous rappeler le contexte historique de ce drame ?
Mutt-Lon : Je suis tombé sur cette affaire tout à fait par hasard, en me documentant sur un autre sujet. D’abord j’ai été étonné, voire estomaqué, de découvrir ces faits graves d’une manière aussi fortuite, alors que je pensais avoir étudié l’œuvre du Dr Jamot à l’école. Aussitôt la première émotion digérée, il m’est tout de suite apparu que les tribulations de la Mission Jamot recelaient une puissance romanesque incontestable. Je me suis alors déterminé à construire une fiction qui aurait le drame de Bafia pour toile de fond. 
Ce drame s’est joué entre 1927 et 1929, dans une contrée du Cameroun sous tutelle de la France. La trypanosomiase, maladie infectieuse transmise par la mouche tsé-tsé, fait des ravages dans les zones rurales. Le Dr Eugène Jamot, avant-gardiste de la médecine tropicale, reçoit par arrêté ministériel l’autorisation et les moyens de monter une mission de prophylaxie, puis déploie ses unités médicales au cœur des zones les plus touchées. La subdivision sanitaire de Bafia est ainsi placée sous la coordination du jeune médecin Henri Monier. Pour faire face à des cas extrêmes de contamination dans son secteur, celui-ci entreprend un surdosage de produit traitant. Il en résultera une bavure médicale produisant des aveugles par centaines.
C’est par-dessus cette histoire authentique que j’ai brodé ma fiction.

CG : Vous construisez cette fiction à partir du regard d’une femme française, médecin, Damienne. Elle vient de Marseille où elle a vécu une situation personnelle très douloureuse. Pourquoi avez-vous choisi de raconter cette histoire à partir de cette jeune femme ?
Mutt-Lon : Parce que je ne suis pas historien mais romancier. Après m’être imbibé du fonctionnement de la Mission Jamot, j’ai créé une petite histoire qui viendrait s’insérer dans la grande. C’est l’histoire de Damienne Bourdin, devenue médecin presque malgré elle, échouée dans une forêt camerounaise infestée de mouches tsé-tsé, et qui surmontera toutes les adversités pour réaliser son rêve : revenir en France pour être romancière.

Interview de Mutt-Lon : Les 700 aveugles de Bafia
CG : Que représente encore aujourd’hui le Docteur Jamot dans l’imaginaire des Camerounais : celui qui a éradiqué la trypanosomiase ou le responsable de ces nombreux cas de cécité ? Au-delà d’une très belle statue à son image, que savent les camerounais de cet homme ?
Mutt-Lon : Ce que les Camerounais savent de Jamot, ils l’ont lu dans les livres scolaires ; et nulle part il n’y est fait mention du drame de Bafia. Eugène Jamot a abattu un travail titanesque. Sans contredit, il mérite l’hommage qui lui est rendu au Cameroun à travers des rues à son nom, un magnifique monument à Yaoundé, et un hôpital réputé qu’il avait par ailleurs implanté lui-même il y a près d’un siècle. Tout cela est normal. Ce qui est anormal, c’est qu’un scandale comme celui des aveugles de Bafia soit resté si longtemps couvert.

CG : Vous introduisez dans votre roman, une figure qui était peu présente dans la littérature africaine : le pygmée. Ndongo est un personnage constamment présent tout en étant absent.  C’est le guide de Damienne dans cette expédition où elle doit désamorcer une crise en pays Bafia. Comment avez-vous conçu ce personnage et sa relation avec Damienne ?
Mutt-Lon : Le personnage de Ndongo m’importe à plus d’un titre. Il symbolise le triomphe du conceptuel sur le pratique. Ndongo ne justifie pas son intelligence par une quelconque certification, il la démontre face aux évènements. Il ne spécule sur rien, il croit en ce qu’il sait. S’il ne sait pas réciter les quatre points cardinaux, Ndongo sait en revanche s’orienter dans la forêt. A la faveur de sa rencontre avec Damienne, une étrangère, Ndongo se met spontanément en position de lui apprendre des choses, de lui en donner d’autres. Pas comme l’interprète Nama qui mesure son intelligence sur sa capacité à singer les Blancs.

CG : Le regard de Nama, l’interprète ewondo, sur Ndongo est chargé de mépris sur ses croyances et pour ce qu’il représente. Quelle place est faite aux pygmées aujourd’hui au Cameroun ?
Mutt-Lon : Exactement celle que Nama fait à Ndongo dans le roman. Malgré les années qui passent... D’ailleurs, dans leur ferme volonté d’en faire des citoyens civilisés, les descendants de Nama ont fini par égarer les descendants de Ndongo. Les Bantous ont sorti les Pygmées de la brousse pour les instruire sur l’Etat et l’Eglise. Résultat : aujourd’hui les Pygmées ne sont plus que des naufragés culturels, qui dérivent chaque jour plus loin de leur legs intellectuel ancestral. Précisément ce que le colon avait fait aux Bantous eux-mêmes.

CG : J’ai trouvé ce roman très féministe dans sa démarche. La place des femmes y est prépondérante comme celle de Damienne, Edoa. Il y a aussi des personnages secondaires comme la favorite du chef des Yambassa ou une femme androgyne qui rêve de se faire le scalp de Damienne. Il y a beaucoup de défis entre ces femmes. Pouvez-vous nous parler de l’intensité que vous mettez dans ces descriptions ?
Mutt-Lon : C’est vrai, la petite histoire repose sur la confrontation de deux héroïnes. Afin de vivre leurs rêves, elles font de leur mieux pour abattre les cloisons convenues dans leurs milieux respectifs. Elles ne comptent pas leurs échecs. Chacune est dotée d’une volonté d’airain. Nous sommes dans une période où même en France les femmes n’ont pas le droit de vote, une période pas si lointaine. En fait, j’ai pris des femmes telles qu’on en voit aujourd’hui pour les mettre dans un contexte d’autrefois ; il en résulte un décalage qui indique le chemin parcouru dans l’émancipation de la femme, de tous les côtés de l’Atlantique. En cela, oui, c’est aussi un roman féministe.

CG : La révolte des Bafia n’aurait jamais eu lieu. Que représente pour vous le personnage d’Abouem, ce jeune leader et chef traditionnel qui s’insurge contre cette situation ?
Mutt-Lon : Abouem est le prototype du révolutionnaire africain, trahi par ses pairs et ses propres éminences grises. A l’instar de tous ces autres qui lui ont succédé au Congo, au Burkina ou au Cameroun.

CG :  Vous observez des inversions. Damienne est au final plutôt déçue par son retour. Cette française, qui va avoir une autre vie, a été marquée par les rencontres faites lors de son premier séjour.  Ses croyances ont été chamboulées. Celles de Ndongo aussi. Vous laissez le lecteur perplexe. Est-ce une manière de dire que la colonisation a continué son œuvre d’acculturation allant jusqu’à atteindre des populations en bordure comme les pygmées ?
Si nos aïeuls, les premiers qui reçurent l’homme Blanc en Afrique, avait eu la démarche du Pygmée de mon roman, la rencontre aurait été plus équilibrée et nous n’en souffrirons pas tant aujourd’hui. A trop prendre sans donner on s’aliène, et à la fin on se perd.

Je  remercie l'écrivain Mutt-Lon pour ses réponses et je vous invite à découvrir ma critique sur Chroniques littéraires africaines 

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