Magazine Culture

(Anthologie permanente), Rainer Maria Rilke, Orphée. Eurydice. Hermès, traduction inédite de Patrick Beurard-Valdoye

Par Florence Trocmé


Orphée. Eurydice. Hermès.

C'était la mine enchantée des âmes.
Telles des minerais d'argent muets elles allaient
par filons au travers de l'obscur. Entre racines
le sang jaillissait coulant vers les êtres humains,
qui semblait dans le sombre aussi lourd que du porphyre.
Sinon rien n'était rouge.
Il y avait des rochers
et des forêts désertes. Des ponts dominant le vide
et ce grand étang aveugle et gris,
en suspens sur fonds lointains,
un ciel de pluie sur du paysage.
Entre les prés doux et si paisibles,
la bande pâle d'un chemin apparaissait
comme du linge mis à sécher.
Et c'est de là qu'ils sont arrivés.
En tête l'homme svelte en manteau bleu,
muet, qui semblait s'impatienter au devant.
Son pas dévorait le chemin sans mâcher ;
ses mains pendaient lourdement
et, jointes, hors du tombé du tissu plissé,
elles ne savaient plus rien de la lyre légère,
qui s'enracinait dans la main gauche
comme un rosier grimpant dans la branche d'olivier.
Et ses sens semblaient dédoublés :
sa vue courait vers l'avant comme un chien,
retournait, repartant toujours plus loin
pour attendre posté au prochain virage —
son ouïe se retirait comme une odeur.
Parfois il paraissait y avoir une incidence
sur la marche des deux autres,
qui devaient poursuivre toute cette montée.
Et puis revenait l'écho de son ascension
vent du manteau en arrière.
Mais il s'est dit qu'ils arriveraient quand même ;
se l'est dit à haute voix quand il s'entendit se taire.
Ils arrivaient certes, mais tout deux dans
un silence glaçant. S'il avait pu
se retourner (si ce regard en arrière
n'avait pas signifié la décomposition de toute
l'œuvre accomplie) il aurait dû apercevoir
ces deux tranquilles le suivre en silence :
le dieu de la marche et du message à distance,
son casque de voyageur sur des yeux clairs
précédé du bâton filiforme
ailes battantes aux chevilles ;
et sur sa gauche : elle.
Tant aimée, que d'une lyre sont parvenues
plus de plaintes que celles des femmes ;
qu'un monde de plaintes survint, dans lequel
tout avait encore lieu une fois ; sylve et val
et voie et ville, fleuve et pré et bête ;
et qu'aux parages de ce monde de plaintes, comme
autour de l'autre monde, un soleil
et un doux front étoilé survinrent,
un ciel de plaintes aux étoiles dénaturées — :
c'était elle cette tant-aimée.
Or elle avançait à la main de ce dieu,
le pas contraint par de longs bandeaux de corps,
incertaine, placide et sans nulle impatience.
Telle qu'en elle-même comme un grand espoir,
elle ne songeait pas à l'homme lui montrant la voie,
ni au chemin qui remontait à la vie.
Telle qu'en elle-même. Et son état de morte
la satisfaisait tout en abondance.
Comme un fruit de douceur et d'ombre,
ainsi était-elle emplie de sa grande mort,
toute nouvelle, et dont elle ne comprenait rien.
Elle était dans une nouvelle attitude de fille
et intouchable ; son sexe s'était nastié
à la manière d'une fleur au jour tombant,
et ses mains étaient si sevrées d'amour
que toucher le plus léger des dieux
la menant, fût-ce infiniment doux,
l'offensait par trop d'intimité.
Elle n'était plus cette femme blonde
parfois présente dans les chants de poètes,
n'était plus le parfum ni l'île du grand lit
ni la possession de cet homme-là.
Elle s'effilochait comme longs cheveux
ayant lâché prise comme la pluie tombante
et distribuée comme des réserves au centuple.
Elle était déjà racine.
Et quand soudain abrupt
le dieu la saisit et de douleur
énonça : Il s'est retourné —
elle n'y comprit rien et répondit à peine : Qui ça ?
Au loin pourtant, sombre devant la sortie claire,
il y avait quelqu'un au visage
méconnaissable. Il se tenait là et vit
comment sur la bande d'un sentier de prairie
le dieu du message, d'un regard triste,
se tourna en silence, pour suivre la silhouette
de celle qui repartait par le même chemin,
le pas contraint par de longs bandeaux de corps,
incertaine, placide et sans nulle impatience.
Neue GedichteRainer Maria Rilke, 1904, Rome & Suède. Poème tiré de Neue Gedichte, 1907.
Trad. Patrick Beurard-Valdoye, 21-24 mars 2020 - lire cette présentation de Patrick Beurard-Valdoye
Version originale ici.


Retour à La Une de Logo Paperblog

A propos de l’auteur


Florence Trocmé 18683 partages Voir son profil
Voir son blog

l'auteur n'a pas encore renseigné son compte l'auteur n'a pas encore renseigné son compte

Magazines