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Anne-Sophie Stefanini : Cette inconnue

Par Gangoueus @lareus
Cette inconnue - Anne-Sophie Stefanini
Je suis dans un entre-deux que je vous expliquerai dans deux semaines. Aussi, je m’arrache pour vous produire cette chronique parce qu’il ne faut pas que je laisse évaporer les différentes saveurs du texte d’Anne Sophie Stéfanini intitulé Cette inconnue. (Ed. Gallimard, Collection Blanche)
Qui est Catherine Agostini ? Pourquoi a-t-elle disparu un soir de Mai 1991 à Yaoundé laissant derrière elle sa fille de neuf ans, Constance ? C’est la grande question à laquelle le roman Cette inconnue tente de répondre. Les pistes qu’Anne-Sophie nous propose passent par le témoignage de trois personnes Ruben, Constance, Jean-Martial et de Catherine elle-même.

Ruben

Né en 1982, il est le fils de Jean-Martial, un journaliste, animateur de cellules dormantes de l'UPC, mort en prison peu de temps après la disparition de Catherine. Ruben appartient à une lignée de résistants au pouvoir colonial et néo-colonial qui domine la scène politique camerounaise depuis l’indépendance. Ruben a perdu son père, il vit dans la maison familiale avec sa mère, loin de son épouse et de ses enfants. Il a choisi de rester à Yaoundé et d’être un taximan qui travaille principalement de nuit, plutôt que de poursuivre sa formation en Europe. En 2018, dans son taxi, il y a le visage de Catherine sur une photo et, depuis des années, il cherche des traces de cette femme à laquelle il est lié. Cette voisine. Cette deuxième mère. Le roman commence avec son discours à la fois introspectif et son regard sur la nuit de Yaoundé, ses clients, les buvettes où il a ses habitudes qui cachent mal son besoin de glaner des informations. Il cherche et il est constamment en relation avec Constance. Ruben par son prénom porte le poids d’un combat qu’il semble avoir abandonné au détriment de l'élucidation d'un drame plus personnel.

Constance

Elle est la fille de Catherine. Le temps est également suspendu pour elle. Elle vit à Paris. Le terme vivre n’est pas exact. Elle occupe le poste de réceptionniste dans un hôtel de seconde zone de Paris. Comme Ruben, elle travaille de nuit. On la découvre par les relations complexes et distantes qu’elle nous avec les clients qui ne sont pas très différents de celles de Ruben. Il y a un véritable un effet de miroir entre elle et Ruben sauf lorsqu’elle finit par venir séjourner à Yaoundé. Le temps conté pour ces deux personnages se situent entre le début de leur majorité et 2019. Ils ont donc 35 ans. Constance réside en France tout en étant totalement au Cameroun. Elle y vient régulièrement. La quête qu’elle mène au sujet de sa mère est plus méthodique, plus centrée sur des éléments contenus dans un carton contenant des objets de sa mère. Des photos, des objets recueillis par sa grand-mère. Elle tente de construire quelque chose avec ce puzzle à reconstituer. Y parvient-elle ? C’est un élément à découvrir dans le cadre de cette lecture.

Pause

C’est une quête sclérosante. Le lecteur assiste à des vies en suspens. La restitution de cette recherche est à la fois saisissante, compréhensible et destructrice. Quand on termine l’écoute de ces deux premières voix, on n’est pas vraiment avancé. Les recherches de Constance la conduisent à sa grand-mère et à des amies de sa mère qui au final ne la connaissent pas vraiment, sinon pas du tout. Catherine a entretenu une part d'ombre, un jardin secret. Dans la seconde partie, ce sont les deux disparus  qui s’expriment. La narration de Stefanini, jouant sur les temporalités, autorise ces inversions. Le lecteur en a besoin, parce que la force et l’enjeu de ce roman est de comprendre qui est cette femme. On a le sentiment qu’il n’appartient pas aux enfants de savoir qui sont leurs parents, quels sont les choix réels qui ont piloté leurs vies respectives et surtout de ne pas avoir accès aux angles morts de leurs histoires pourtant liés.
Anne-Sophie Stefanini : Cette inconnue

Je ne parlerai ni de Jean-Martial ni de Catherine

Non, il est plus intéressant d’évoquer l’écriture d’Anne-Sophie Stefanini. Ce livre est totalement maîtrisé de son début jusqu’à la dernière page. Peut-être aura-t-on du mal à imaginer une expatriée française habitant "seule" dans un quartier populaire ou même chic d’une capitale africaine. Le monologue de chaque personnage m’a paru particulièrement riche. Au centre du propos se trouve l’histoire contemporaine camerounaise, le système oppressif du pouvoir d’Ahidjo et surtout de Biya. On nous donne d’être plongé dans cette période douloureuse qui a formé mais aussi détruit de jeunes camerounais, la répression des mouvements estudiantins au début des années 90. J’ai bien aimé les jeux entre intersexualités et référence historique. J’imagine que les références nombreuses à Sony Labou Tansi et au prénom Jean-Martial du journaliste opposant seront trouvées à propos par les lecteurs de La vie et demie de l’écrivain congolais. Ruben Um Nyobé revit aussi par le même procédé. On peut toutefois se demander si la quête du jeune taximan ne traduit pas une perte d’objectif. Anne-Sophie Stefanini suit de près l’histoire de l'UPC. Elle semble s’être tellement bien documentée que cela donne beaucoup de poids de sa narration et forcément, on a envie d’en savoir plus sur l’histoire de ce pays. J’ai aimé cette implication d’une auteure qui, après quelques recherches en ligne, n’a pas forcément une attache particulière avec le Cameroun, mais un intérêt pour les sujets portant sur la décolonisation française en Afrique. Il y a un regard critique contre ces français qui viennent sur cette terre en terrain conquis :
« Ruben s’était dit : Ils ignorent ce qu’est ce pays, comment on vit, son histoire, qui je suis,  ils ne lisent pas les gros titres du Messager ou du Cameroun Tribune, et ce que les journaux français  racontent de ce pays, la façon dont ils le résument : le énième mandat du président, l’accident de train d’Eséka qui a fait des centaines de victimes et le procès contre  Bolloré, le guerre au nord, la guerre à l’ouest, les guerres anciennes dont la mémoire a fait de nos esprits des champs de bataille et a blessé nos corps, les opposants emprisonnés, les « bavures » de l’armée et des unités spéciales, le taux de croissance, l’endettement, le chômage, al Coupe d’Afrique des nations et y aura-t-il assez de stades pour l’accueillir ? Mais pourquoi le sauraient-ils ? » p.56

Il y a un discours sur des formes de relations entre un homme et une femme qui sortent du cadre habituel. Mais, il y a aussi une vision de la femme occidentale libre, qui s’exprime librement face à des femmes, des mères, des épouses conciliantes, soumises, passives sans être dupes  d’une forme de duplicité de leurs hommes. Ce roman s’inscrit à côté de très grands textes sur l’UPC et l’action de rupture avec le système issu de la colonisation au Cameroun. Pour Catherine s’investit-elle de la sorte, ça reste une inconnue. Bonne lecture.
Anne-Sophie Stefanini - Cette inconnue
Editions Gallimard, Collection Blanche, 212 pages

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