Magazine Culture

(Note de lecture) dit la femme dit l'enfant, de Christiane Veschambre, par Nathalie de Courson

Par Florence Trocmé


ED_COUV_Veschambre_20-2Soulever le « vent de l’émotion » qui porte à écrire : telle est, de livre en livre, la recherche inlassable de Christiane Veschambre. Telle est aussi celle de dit la femme dit l’enfant – sans majuscule et sans point final – qui se situe explicitement dans la continuité d’Ecrire un caractère (2018) dont une phrase sert ici d’épigraphe et d’introduction :

Ecrire revient par la brèche – une trouée dans l’enceinte fortifiée. Par exemple, tout à coup une enfant se tient dans la pièce où on était assis… Certes on est seul à la voir mais elle est si réelle, d’une réalité augmentée, on n’en parle pas, on est requis de lui parler, de l’écouter,
     c'est-à-dire d’écrire.
Cette enfant apparaît sur le seuil d’une grande pièce où se tient la femme qui écrit et qui seule la voit – ou cesse de la voir. On se trouve sur une scène de théâtre évanescente, dans un entre-deux mondes où chaque réplique de l’échange qui aura lieu est rythmée par « dit la femme », « dit l’enfant ». Ce théâtre est fait non de personnages mais de présences, voire de fantômes, dans une situation de parole fluctuant entre monologue et dialogue, où le dialogue ne se distingue pas toujours du monologue. C’est la femme qui entame la conversation : « D’où viens-tu ». « Je suis entrée je ne sais comment, dans ce morceau de l’autre monde », se dit l’enfant face à celle qu’elle nomme « la dame ».
Entre l’un et l’autre monde une circulation va avoir lieu. La femme cherche à apprivoiser l’enfant comme un petit animal effrayé afin de retrouver en elle cette présence qui la porte vers la mémoire vive. Malgré l’écart temporel qui crée entre elles une zone d’opacité, les deux voix tendent à se rapprocher dans un subtil système d’échos. Des évocations fragmentaires du passé de la femme ‒ le présent de l’enfant ‒ apparaissent, sans chronologie particulière, au gré des vents : des vêtements de laine, un poêle, les cabinets à la turque sur le palier d’un immeuble modeste, les mains d’une mère dite « sans profession » qui fait le ménage chez les autres, et surtout la grand-mère en qui le lecteur reconnaît celle qui « n’avait pas appris à reconnaître sur le papier les signes du langage » de Basse langue (2016). Pour l’enfant, cette grand-mère est « l’incommunicable » qui dépose en elle quelque chose qu’elle ignore, « et, je ne le sais pas, cette ignorance sera ma singularité. » De son côté, la femme dit :
Dans tout ce que j’écris, presque tout, il y a ma grand-mère, et sa fille, c’est pour ça que j’écris. Pour « ça » : pour faire parler « ça », pour donner de la langue à « ça », qui n’a pas de nom, qui est comme le foyer très enfoui de combustion très lente, avec éruptions imprévisibles, qui tient au chaud ce que je dois écrire.
Soudain dans le dialogue s’immisce à la surprise du lecteur une troisième voix, inconnue, voix d’homme liée de manière obscure à « la grand-mère l’incommunicable » et qui hante les rêves de la femme qui écrit :

Je m’appelle Bruno de Straub, dit l’homme. C’est un nom composé, un nom fait d’emprunts (…) Je vous écoute, je veux vous dire que je suis à votre service, que je l’ai toujours été, mais vous ne vouliez pas me voir en votre maison, où je demeure.

C’est un pouvoir de la littérature de faire apparaître des zones inconnues en inventant un nom pour qui n’en a pas. « Je ne suis qu’un fantôme, c’est toi qui écris », dira à la femme Bruno de Straub, dont la figure rappelle le capitaine Gregg sous la dictée duquel écrit Mrs Muir, dans le film de Mankiewicz  que Christiane Veschambre affectionne.
Il arrive parfois que le dialogue de la femme et de l’enfant soit contrarié par des obligations qui éloignent la femme de la scène. Le vent tombe, l’enfant désarçonnée ne sait plus où aller, et la femme doit reprendre une bouffée d’air en s’aidant d’une lecture qui ouvre la maison intérieure, d’une musique qui creuse le passé, d’une marche à pied qui ressuscite en douceur :
Quand on marche, les émotions ne surviennent pas comme des rafales : elles épousent le vent de notre pas, n’ont plus à faire trembler notre fixité, nous suivent naturellement au rythme du corps vif, ou fatigué, comme si nous étions ressuscités après tant de mort.
J’aime bien marcher, dit l’enfant. (…)
Malgré la tendresse qui progressivement unit les deux êtres, d’importants points de désaccord peuvent surgir :
Tu es trop obéissante, dit la femme. Tu aimes être bonne élève. Non, ce n’est pas tout à fait ça. Tu es bonne élève, tu ne le fais pas exprès, mais ce faisant tu te soumets avec le sourire. Il y a des sourires qui sont mauvais signe. Ceux de qui sourit à ce qu’on approuve de lui.
L’enfant réplique avec un peu d’humeur :
Ce n’est pas que j’obéis, dit l’enfant. Mais tout le monde autour de moi aime mes bonnes réponses. Et la bonne réponse m’arrive si vite. C’est un jeu. Je m’engouffre dans la gueule du loup déguisé en père-grand.
La bonne réponse est ce qui enclôt en lieu sûr, comme les phrases bien formées dans les rédactions qui flattent le monde. L’enfant ne sait pas encore que dans cette maison sans murs qu’est l’écriture rien n’est flatteur, aimable, caressant :
Il faut que quelque chose frappe dans l’écriture, dit la femme, on n’écrit pas pour caresser, mais pour concasser. Concasser ce qui veut faire bloc, ce qui veut faire ordre, heurter la langue berceuse d’une pierre juste posée quand elle ne s’y attend pas en travers de son balancement.
Ce n’est pas rhétorique, dit la femme, c’est une morale.

Le texte en cours n’échappe pas à cette « morale » et se concasse lui-même. Faire surgir l’enfant et dialoguer avec elle n’est pas tâche facile, car dès qu’on la tient on veut la garder, on ferme portes et fenêtres, et « plus aucun vent ne me secoue ». A la fin du livre une fusion s’opèrera toutefois, perceptible dans l’énonciation, en un lieu où « je ne sais pas qui je suis, dit la femme dit l’enfant », une grotte sans nom où le vent s’engouffre, et où « nous nous tenons serrées, ni enfant ni femme, seulement battements silencieux. »
L’opposition du grumeleux et du lisse qui animait Basse langue devient à la fin de ce parcours opposition du rythme et de l’immobilité. Jamais l’écriture de Christiane Veschambre n’a épousé autant son propos que dans cette plongée intérieure où se brassent passé, présent et futur, chaque réplique de cet étrange dialogue ouvrant un « passage de vie secrète en nous » dans le geste même d’écrire.
Nathalie de Courson.

Christiane Veschambre, dit la femme dit l’enfant, éditions Isabelle Sauvage, mars 2020, 97 pages,16 €.
sur le site de l’éditeur


Retour à La Une de Logo Paperblog

A propos de l’auteur


Florence Trocmé 18683 partages Voir son profil
Voir son blog

l'auteur n'a pas encore renseigné son compte l'auteur n'a pas encore renseigné son compte

Magazines