Comme me l’apprend la lecture de sa longue définition (trois colonnes à la page 432 du tome 5 de mon dictionnaire), le concept de Paradis désigne à son origine les jardins que le roi de Perse Cyrus le Grand exige de retrouver en tout point pareils partout où le mène ses voyages.
Je pense qu’un tel jardin, mobile, transportable, similaire en tout point au nôtre et présent partout où j’irais, me sauverait de cette angoisse incessante d’avoir à le quitter. Si le Paradis répondait à cette définition, il se présenterait sous la forme d’un jardin équipé de sangles ajustables qui me permettrait de le porter sur mon dos. (p. 146).
En quelques mots, voici un assez bon aperçu du personnage de Judas, persuadé de l’âge de 2 à 12 ans que son père n’est autre que Dieu et que, par conséquent, son jardin bruxellois est le Paradis. Et confiné volontaire !
Bien loin de l’enfance, un matin de mars 2016, Judas s’adonne à une séance de taï-chi dans ce même jardin quand il reçoit quasiment simultanément un message de sa fille et de son fils (l’une à Paris, l’autre en Nouvelle-Zélande) prenant de ses nouvelles :
Tous deux s’inquiètent de savoir si tout va bien.
Tous deux me demandent si je suis toujours en vie.
Absorbé par mon combat, j’associe cette simultanéité au hasard, à une conjonction des astres, à un truc du genre. Quelle qu’en soit la raison, leur attention me ravit. Oui, oui, tout va bien ! Je viens d’entamer le 78e mouvement d’une série d’enchaînements qui en compte 117 et je suis toujours en vie. Je le suis d’autant plus que chaque retour dans ce jardin produit sur moi un effet qui touche à l’euphorie. (pp. 10-11)
Un quart d’heure plus tard, Judas comprendra que ces messages n’ont rien d’un hasard : deux attentats viennent de frapper Bruxelles. En découvrant les images de la catastrophe, il est évidemment sidéré, mais ce qui le fera complètement basculer dans un questionnement intime et existentiel, c’est cette question d’une dame en ouverture du JT : « Comment Dieu a-t-il pu laisser faire une chose pareille ? » Revient d’un coup au souvenir de Judas cette croyance enfantine d’être le fils de Dieu en personne, croyance qu’il a complètement refoulée pendant des années. La question qu’il se pose, quant à lui, est la suivante : comment a-t-il pu oublier ce qui a conditionné sa vision du monde pendant ces dix années fondamentales ?
C’est ainsi que Judas se retrouve a écrire son enfance, à retracer la route des souvenirs pour comprendre cette amnésie, cet oubli de l’essentiel. Et l’enfance étant inextricablement liée au jardin familial, c’est à travers lui, à travers son évolution, qu’il nous raconte son histoire.
C’est avec une forme de jubilation que j’ai ouvert ce livre de Juan d’Oultremont dont j’adorais les interventions dans Le jeu des dictionnaires il y a quelques années (et là, je commence à me sentir vieille!). J’adorais son univers loufoque, sa manière de me faire poser les yeux sur les réalités les plus banales avec ce petit décalage qui lui donne instantanément un relief original. Ce grain de folie, j’espérais le retrouver dans Judas côté jardin et ce fut le cas : l’imagination de Judas, le regard qu’il pose sur ses proches, sur son univers, sur la vie ; le grain de folie de sa mère où l’en sent la faille en filigrane ; les initiatives (qui se révéleront à la fois pathétiques et touchantes) de son père pour aménager le jardin. J’ai retrouvé des expressions que je n’ai pu lire sans l’intonation de l’auteur : « tout petit », « ce que je déteste le plus au monde » et qui m’ont donné le sourire, comme un clin d’œil du temps qui passe et au temps passé. Ces clins d’œil et ces sourires se sont manifestés également dans des détails qui m’ont ramenées à mes propres souvenirs d’enfance : des mots oubliés qui ont fait émerger des images disparues dans les limbes de ma mémoire, comme les saveurs de la madeleine (les « tagètes », les « lupins », entre autres, qui m’ont transportées dans mon propre jardin d’enfance).
Alors même si j’y ai trouvé quelques longueurs, même si je suis restée un peu sur ma faim au final, je retiendrai de ce roman l’évocation si juste de l’enfance, la force des souvenirs (peut-être plus encore quand ils sont enfouis) et la difficulté de sortir de ce rôle d’enfant face à nos parents, quel que soit notre âge. Je retiendrai la fantaisie, le monde infini que représente un jardin de 40 ares aux yeux d’un enfant et les aventures improbables que peut nous faire vivre notre imagination.
Judas côté jardin, Juan d’Oultremont, Onlit Editions.