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Déesse ou prostituée ?

Publié le 15 avril 2020 par Ludivine Gaillard @mieuxvautart
Déesse ou prostituée ?

Aujourd'hui nous allons aborder un sujet bien particulier qui a hissé au rang de chefs-d'oeuvre pas mal de peintures... Il s'agit du thème de la Vénus allongée ! Son image s'est multipliée dans l'histoire de l'art, échauffant à travers les siècles les esprits masculins qui doutaient s'ils avaient affaire à une véritable déesse ou à une femme de petite vertu. Alors pour aider ces messieurs à l'avis si indispensable, décryptons ensemble ces tableaux scandaleux !

La déesse, " Vénus " chez les romains, " Aphrodite " chez les grecs, incarne l'amour, la beauté, le plaisir et la procréation. Somme toute, ce que l'on demande aux femmes d'incarner depuis des siècles non ? Durant l'Antiquité, elle est très présente dans le domaine de la sculpture, les sculpteurs cherchant à atteindre la perfection du corps féminin dans leur travail, ici incarnée par la plus belle des déesses.

Lors de la Renaissance (au cours du XVe siècle), les sciences, les arts, la littérature, redécouvrent l'Antiquité grecque et romaine, période qui devient très à la mode. Alors que la littérature antique était déjà étudiée durant le Moyen Âge, avec l'essor de l'imprimerie, elle se diffuse dans toute l'Europe de la Renaissance. Les artistes s'intéressent aux ruines antiques et aux représentations sculptées des corps humains, si parfaits et harmonieux.

La plupart des statues antiques découvertes présentent une proportion élevée de culs nus, seins et kikis en tout genre à l'air. Le nu reprend alors une place centrale dans l'art de la Renaissance, de même que la mythologie greco-romaine. Et notre Vénus ne tarde pas à poindre le bout de son téton nez...

Peint vers 1508-1510, la Emporté par la peste à l'âge de 32 ans en 1510, Giorgione laissa sa Vénus endormie de Giorgione (1478-1510) est un tableau empreint de douceur : les courbes harmonieuses du corps de la déesse, répondent à celles du paysage dans l'arrière-plan. Vénus, les yeux clos, paraît dormir paisiblement. Qu'est-ce qui pourrait nous indiquer qu'il s'agit bien de la déesse ? En général, cette dernière est représentée tenant un miroir, une rose, et/ou accompagnée d'angelots, de colombes,... Ou encore mise en scène dans un épisode de la mythologie greco-romaine. Grâce à des examens radiographiques, on a pu découvrir qu'un cupidon était à ses pieds. Mais alors pourquoi a-t-il disparu ? Au fil des siècles, l'angelot a fini par sérieusement se dégrader, c'est pourquoi il fut recouvert du même vert que la prairie, au début du XIXe siècle. Donc Giorgione avait peint un attribut de la déesse, son fidèle cupidon ! La présence de ce dernier, l'attitude endormie de Vénus, et son geste chaste qui couvre son entrejambe n'en font pas une oeuvre sujette au scandale. Ce n'est pas une baraque à frites endormie, qui l'oeil à peine entrouvert, bondira sur le premier venu (on sait jamais avec les femmes hein). En ce qui concerne la dissimulation de l'entrejambe, Giorgione, en bon peintre de la Renaissance, s'est très certainement inspiré des Vénus endormie inachevée. Le peintre Titien, qui était alors son élève, aurait terminé le tableau. Et c'est ce qui pourrait l'avoir inspiré pour celui qu'il réalisa 20 ans plus tard, point de départ de plusieurs scandales...
Venus pudica antiques, qui comme leur nom l'indique, ne souhaitent pas montrer leur zezette au premier clampin :

Déesse ou prostituée ?

La Vénus d'Urbino, a été réalisée par le peintre italien Titien (v.1488-1576) en 1538. Une jeune femme nous regarde, étendue nue sur un lit, un petit chien pelotonné à ses pieds. Derrière elle, deux femmes s'activent devant un coffre. Reprenons le titre : la VÉNUS d'Urbino. Vénus..? Mais sa présumée divinité (elle tient des roses) dénote avec son environnement... Le décor ainsi que les costumes portés par les deux jeunes femmes à l'arrière-plan, évoquent davantage l'atmosphère de la Renaissance italienne plutôt qu'une quelconque contrée grecque ou romaine antique.

Déesse ou prostituée ?

Le coffre dans lequel se penche l'une des jeunes femmes est un coffre de mariage, un " cassone ", habituellement richement décoré et qui faisait partie de la dot des jeunes filles italiennes. Et souvent, son couvercle était orné d'une représentation de Vénus ! Les vêtements étaient stockés dans ces coffres, les armoires avec leurs portants n'existant pas encore. Les deux femmes peuvent alors être des servantes qui s'apprêtent à sortir (ou à ranger ?) une robe de notre pepette dénudée.

Revenons à cette dernière. Elle est pile poil dans les canons esthétiques de la Renaissance : corps tout en rondeurs, ventre légèrement rebondi, petits seins, peau pâle, rosée sur les tétons, les lèvres, les joues, et ... chevelure " blond vénitien " ! Durant la Renaissance, c'était LA couleur qu'il fallait porter au sein de la gent féminine. Bye bye les cheveux bruns, à Venise on les enduisait de safran et de citron pour les éclaircir au max. D'ailleurs, si vous observez les tableaux de cette période, la grande majorité aux sujets mythologiques présente des femmes aux cheveux clairs.

Déesse ou prostituée ?

Son visage est individualisé : la jeune femme est belle mais ses traits ne sont pas non plus idéalisés comme cela peut être le cas dans des représentations de déesses. La jeune femme a été peinte pour plaire et flatter l'entrejambe le regard masculin (c'est beau une belle femme.) Son corps pâle contraste fortement devant le rideau vert foncé, le mettant ainsi en valeur. Car le sujet du tableau c'est ce corps alangui, occupant la majeure partie de la surface, offert à notre regard. D'ailleurs, en parlant de regard, notre pin-up nous regarde ! Serait-ce une invitation à la rejoindre sur sa couche ? Ou tout simplement à la contempler ? C'est en partie là où se situe le clivage sur le sujet de cette oeuvre : est-ce bien une déesse ? Une courtisane ? Une prostituée ? Ou tout simplement une noble qui se la coule douce ? Les cerveaux sont tourneboulés, on ne sait plus à quel sein se vouer (ha.ha.ha.)
Son regard nous fixant, doublé de la main posée dans le creux de son entrejambe pourrait laisser penser qu'elle montre le chemin au contemplateur.

Déesse ou prostituée ?

En réalité, Titien s'est très certainement - comme Giogione - inspiré des antiques " Vénus pudica ". Certains y ont vu un geste de masturbation ; mais si l'on compare la main de la Vénus de Giorgione et celle de Titien, elles sont sensiblement les mêmes :

Titien s'est certes inspiré de son maître mais on peut quand même remarquer que la main de sa Vénus est plus " engagée " (notamment le pouce et l'index) que seulement " posée ", comme celle de Giorgione... Côté symbolique, il n'y a pas seulement les roses : le petit chien peut incarner au choix l'amour charnel, ou bien la fidélité. Et le petit arbuste à la fenêtre est un arbuste de myrte, traditionnellement associé à la constance dans le mariage puisque son feuillage est persistant. Titien a-t-il sciemment brouillé les pistes ? À chacun son interprétation !

Le titre du tableau, Vénus d'Urbino, fût donné par Vasari - biographe d'artistes italiens de la Renaissance - en 1567, soit près de 30 ans plus tard. Car une fois son tableau terminé, Titien fût pressé par un noble qui avait le slip qui frétillait. Le duc d'Urbino, souhaitait acheter ce tableau, et nommait ce dernier " la donna nuda " (" la femme nue "), donc point de trace de " Vénus ".

Après que le coquinou l'eut acheté, le biographe des stars italiennes l'intitula donc " Vénus d'Urbino ", titre toujours d'actualité. Après la famille des ducs d'Urbino, le tableau devint la propriété de la Galerie des Offices à Florence. Jusqu'en 1784, il fut dissimulé aux yeux du public, occasionnellement dévoilé à certains excités du bulbe privilégiés. Ce fut le cas pour de nombreux artistes qui s'en inspirèrent, voire la copièrent :

Avec Dirk de Quade van Ravesteyn c'est la pâmoison au max, on lâche tout :

Déesse ou prostituée ?

Une " vraie " jeune femme, très érotisée par Francisco Goya (1746-1828) :

Jean-Auguste Dominique Ingres (1780-1867) a tout d'abord copié la Vénus de Titien :

Puis s'en est inspiré (ainsi que de celle de Giorgione) :

La liste est encore bien longue, ceci était un rapide aperçu !

Nous sommes à présent au XIXe siècle, et plus précisément en 1865 au " Salon " à Paris ! Pour rappel, le " Salon " était au XIXe siècle un évènement organisé en moyenne tous les 2 ans. Les artistes français soumettaient à un jury des oeuvres de leur cru ; si elles séduisaient les membres du jury, elles étaient ensuite exposées au Salon où se pressaient badauds, acheteurs potentiels, critiques d'art et critiques tout court... Et en 1865, Édouard Manet (1832-83) est aux anges puisque son tableau Olympia fait partie des heureux élus. Mais sa joie va être de très courte durée...

Déjà, son oeuvre ne plaît pas réellement au jury. En effet, au Salon précédent, ce dernier avait refusé beauuuucoup trop d'oeuvres (3 000 sur 5 000 présentées) et les artistes crièrent au scandale. Napoléon III himself créa alors un " Salon des refusés ". Le public, boude le Salon officiel et se précipite sur celui des parias pour se moquer allègrement de ces oeuvres qui sortaient du cadre académique (dont le célèbre Déjeuner sur l'herbe de Manet !). Donc au Salon de 1865, le jury craignant une nouvelle désertification de son Sâââlon, accepta la toile de Manet à contre-coeur. Et notre pauvre artiste s'en prit donc plein la poire...

Édouard Manet, comme nombreux de ses prédécesseurs et contemporains, s'est intéressé de près à la Vénus d'Urbino de Titien qu'il a même eu l'occasion de copier :

Et Olympia s'en inspire très clairement ! La modèle est Victorine Meurent (1844-1927), modèle, et elle- même peintresse. Alors qu'est ce qui a failli provoquer des infarctus en cascade ? Tout d'abord, le corps de Victorine n'est absolument pas idéalisé. Elle est petite, elle possède peu de hanches et son visage est " vrai ", présentant une beauté " banale ". Et les vrais corps de femmes, on ne veut pas les exposer, c'est moche et vulgaire. D'un point de vue technique, le corps, très blanc et rehaussé de jaune, est cerné d'un trait noir. Et ça, c'est pas jojo et pas du tout dans les canons académiques...

Les critiques se déchaînent et mettent en miettes le petit coeur de Manet :

" Dans le livret c'est Olympia, dans la réalité c'est une femme qui a dû passer au moins deux jours sur une dalle de la Morgue. Son ventre commence à verdir ; elle entre en pleine putréfaction.
Ajoutons que cette femme qui ressemble si fort à une noyée a les mains et les pieds sales. Quand on ôte sa chemise devant le public, encore faudrait-il avoir la précaution de prendre un bain auparavant. Cette Vénus retour de la Morgue est le suprême effort, le dernier mot de l'école dite réaliste. " Le Siècle, 7 mai 1865

" Paix à M. Manet. Le ridicule a fait justice de ses tableaux. On m'assure que ce jeune homme est entouré d'amis et de conseillers qui lui défendent de peindre." Le Petit Journal, 27 juin 1865

Victorine en prend ainsi également pour son grade. Trop vraie, présentant des touches de jaune, elle est associée avec violence à une morte en décomposition. Elle est aussi qualifiée de " guenon ", moquée à cause de ses jambes jugées trop courtes, ses traits disgracieux, et j'en passe...

Comme la Vénus de Titien, elle nous regarde...

Déesse ou prostituée ?

Fièrement accoudée sur son oreiller, le cou dressé, les pieds négligemment croisés, elle impose sa présence dans le tableau et aux yeux du spectateur. Son entrejambe est certes caché mais par une main qui paraît être posée là par confort dans la pose. Nous sommes loin de la Vénus pudica antique et ce manque de pudeur en fit s'étrangler plus d'un. Un détail a aussi rapidement fait tiquer les spectateurs : il s'agit du ruban noir attaché autour de son cou, habituellement porté par des prostituées. Le bouquet présenté par la servante noire n'arrange rien puisque l'on peut imaginer qu'un admirateur ou un client régulier lui envoie.

Déesse ou prostituée ?

Et le chat noir, (clin d'oeil au petit chien de la Vénus de Titien), enfonce le clou. L'animal est associé à la nonchalance, la sensualité et en plus il est tout hérissé (il est au max quoi). Aussi, il faut savoir que la toile est en très grand format : 130,5 cm sur 191 cm donc notre cocotte impose vraiment son style. Surtout que les grands formats étaient réservés à la peinture d'Histoire, c'est-à-dire représentant des scènes historiques, bibliques, ou mythologiques. Alors vous imaginez bien qu'une supposée prostituée presque grandeur nature ça fait du remue-ménage dans les chaumières ! Aucun élément du tableau ne suggère un espace imaginaire, mythologique ; bien au contraire, les contemplateurs de l'époque y décèlent une scène bien contemporaine.

Malgré tout, l'oeuvre a ses admirateurs et par n'importe lesquels. Émile Zola notamment, qui parla d'Olympia en ces mots : " Vous avez admirablement réussi à faire une œuvre de peintre, de grand peintre [...] à traduire énergiquement et dans un langage particulier les vérités de la lumière et de l'ombre, les réalités des objets et des créatures. "
Manet est très chagriné par l'accueil majoritairement négatif car il pensait dignement (et naïvement) s'inscrire dans la lignée des grands maîtres en s'inspirant de l'oeuvre de l'un d'entre eux, Titien. Son Olympia provoqua une véritable rupture dans la représentation du nu dans l'art, par son réalisme dans lequel se sont reconnus les impressionnistes et les écrivains du courant du réalisme.

Près de 50 ans plus tard, en 1922, c'est Tsuguharu Fujita qui s'attaque à ce sujet si controversé. Nous sommes au début du XXe siècle et c'est à Paris que l'art de demain se créé : le fauvisme, le cubisme, le surréalisme y sont nés et des artistes de toute l'Europe se rendent à la capitale pour alimenter cette émulation moderne. L'art académique et classique : à la poubelle, et vive l'art moderne ! Fujita en fait partie : après un diplôme obtenu aux Beaux-Arts de Tokyo, il pose ses valises à Paris en 1913. D'un naturel avenant et altruiste, Fujita s'intègre très rapidement à la communauté artistique multiculturelle de Paris. L'une des personnes dont il sera le plus proche est Kiki de Montparnasse, de son vrai nom Alice Prin. (J'ai écrit un article qui lui est dédié que vous pouvez retrouver ici).

Kiki est exubérante, drôle et n'a pas froid aux yeux ! Le soir elle danse, chante dans des cabarets où elle est au centre de toute l'attention ; elle est proche de la fine fleur artistique et pose régulièrement pour des membres de cette dernière, dont Fujita.

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Le Nu couché à la toile de Jouy, reprend la pose des femmes allongées que nous venons de rencontrer. À ceci près que Fujita a peint la pilosité de Kiki qui se détache nettement à l'encre de chine noire sous son aisselle droite et... à son entrejambe qui n'est plus du tout dissimulé ! Sur le corps d'un blanc éclatant le petit triangle noir en est la star, on ne voit que lui.

Déesse ou prostituée ?

Ce noir profond est rappelé par celui utilisé pour la chevelure de Kiki, de même que pour le fond qui contraste fortement avec le premier plan tout blanc. Cette fois-ci le modèle ne nous regarde pas ; elle est juste posée sur son lit, tranquille. La toile qui encadre le lit est faite en toile de Jouy, tissu imprimé qui était très à la mode au XVIIIe siècle pour orner les cieux de lits et les couvres-lits. Ainsi, Fujita allie parfaitement tradition orientale (techniques de la calligraphie, encre de chine) et tradition occidentale (s'est inspiré d'un chef-d'oeuvre italien, représente de la toile de Jouy) en une oeuvre résolument moderne. Kiki n'est ni une courtisane, ni une déesse, ni une prostituée, elle est Kiki. En faisant pleinement partie du cercle artistique parisien, elle incarne la modernité, exposée en un vif éclat sur ce lit. Et lors de son exposition au Salon d'automne en 1922, la toile remporta un franc succès, faisant ainsi décoller la carrière de Fujita !

Ce petit tour de l'histoire de l'art à travers l'image de la Vénus allongée est à présent terminé ! Chaque époque a ses propres codes de représentations et d'interprétation mais une chose est récurrente : l'éternel clivage de la femme sainte (" acceptable ") ou pute qui n'a de cesse de tracasser la gent masculine. Ainsi, cette dernière, à différentes époques, a tranché - selon où se situait le curseur de sainteté - si c'était de l'art convenable... ou pas ! Et en attendant, plus d'un a dû se rincer l'oeil au passage, entre deux postillons véhéments...

Article sur Kiki de Montparnasse (où l'on retrouve Fujita) : ici
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    Arasse Daniel, On n'y voit rien, Folio Poche, Gallimard, 2003, Paris
  • Dan Franck, Bohèmes : Les aventuriers de l'art moderne (1900-1930), Le Livre de Poche, Paris, 2006
  • Article de Retro news : ici

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