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Questions sans réponse ( in "Des nouvelles de lui")

Par Reginezambaldi
Aujourd'hui une nouvelle qui parle de rencontre dans un café, de l'animation des rues, du brouhaha de la vie, tout ce qui nous manque tant à l'heure du confinement ...Questions sans réponse Questions sans réponse
  Elle referma le boîtier du miroir et le rangea dans son sac. Qu’importait après tout une ride de plus ou de moins.
Elle regarda encore une fois autour d’elle. Des jeunes filles qui riaient au fond de la salle, peut-être des étudiantes en art, en train de planifier leur prochain voyage en Toscane. Un homme qui lisait l’Economistavec attention, quelques couples, une autre femme seule enchaînant cigarette sur cigarette, l’air ailleurs.
Elle ajouta une rondelle de citron dans son thé qui refroidissait lentement, passa sa main dans ses cheveux bruns mi- longs, croisa son regard dans un autre miroir, celui de la colonne à sa droite. Un miroir plus clément, un peu fumé, dans lequel disparaissaient les marques du temps, pour ne garder que le buste élancé dans le col roulé noir, les yeux sombres et brillants, la bouche très rouge.
Elle s’intéressa à la rue et son animation: les bus, les taxis, les klaxons impatients. La vie qui passait à travers la vitre, comme à travers un filtre, les bruits plus feutrés, les gestes comme au ralenti, les conversations que l’on devinait sur les lèvres animées, souriantes, tourmentées ! 
En général, elle n’aimait pas être assise seule, entourée des bruits d’un café, de gens qui se racontaient pendant qu’elle devait se taire. Elle se sentait parfois un peu gênée, pas par timidité, elle avait beaucoup voyagé seule, mais par un sentiment de manque, de partage impossible, d’émotions sans résonance. 
Aujourd’hui, pourtant, elle était parfaitement à l’aise dans sa solitude, elle profitait totalement du moment. Elle observait les autres consommateurs avec attention, elle était partout à la fois, avec ce vieil homme qui traversait le carrefour avec difficulté et avec l’étudiante qui s’enflammait pour les fresques d’une église de Sienne, elle était là et aussi, profondément, avec elle-même. Elle savait que ce moment était important, qu’il ne se reproduirait peut-être plus jamais : après, il faudrait se souvenir de chaqueseconde, de la musique de flamenco qui passait comme un souffle saccadé sur les tables, de ces murs ocres, chauds et accueillants, du serveur trop grand, qui devait se courber un peu chaque fois qu’il sortait de l’arrière-salle.
Elle était arrivée tôt, rien que pour cela, pour ressentir le calme d’avant la tempête, ce calme d’eau verte de rivière qui cache des tourbillons : la tempête dans la tête, les emballements du cœur, viendraient plus tard, à l’instant où il pousserait la porte.
Depuis une semaine, elle ne pensait plus qu’à ce rendez-vous. Elle savait que tout se déroulerait autrement que ce qu’elle imaginait et pourtant le film passait et repassait, la nuit, le jour, quand elle parlait avec son fils ou un commanditaire au téléphone, elle y pensait constamment. 
Quand Marc l’avait appelée, elle avait dû réfléchir quelques secondes, elle croyait se tromper. Non, non, il ne la dérangeait pas, ou plutôt si, il la dérangeait. Instinctivement, elle avait retrouvé leur code. Elle avait ri, elle s’était appuyée au dossier de son fauteuil, avait écouté. Il voulait savoir comment elle allait, avait appris par des gens, elle avait oublié qui, qu’elle serait à Londres, il aimerait bien la revoir. Elle aussi.
Elle était dans cet endroit qu’il avait suggéré : le connaissait-il bien, comment l’avait-il choisi, il avait probablement décidé au hasard, pour lui, cela ne devait pas avoir grande importance. Elle, qui s’intéressait toujours à tous les détails!
Un café non loin de Bloomsbury, plutôt sympathique, quoique même le pub le plus lugubre  lui aurait paru chaleureux aujourd’hui.
Encore une vingtaine de minutes, à condition qu’il soit ponctuel : rien en comparaison avec les dix années passées depuis leur dernière rencontre. Dix ans de vie, de changements, de rêves réalisés, qu’elle avait suivi, par intermittences : il faisait de la recherche à l’Imperial College, il n’était pas marié, elle avait continué son chemin dans une maison d’édition, elle aimait toujours beaucoup la vie. Pour le reste, il y aurait tant de jours à rattraper, à mettre bout à bout, le temps d’une conversation. 
Elle scruta encore la rue, avec plus d’attention. Une pluie fine de printemps commençait à tomber : les allures s’accéléraient, on se poussait, on se bousculait. Elle revit d’un seul coup, clairement, son visage mouillé, un soir, ses cheveux noirs collés, il avait sonné, il voulait lui annoncer les brillants résultats de sa thèse, il avait couru, il avait un peu froid, elle avait posé sa main sur sa joue mouillée avant de l’embrasser, elle regrettait, des années après, de ne pas lui avoir donné une serviette pour se sécher. 
Le trouble qu’elle avait ressenti en le voyant ainsi émerger de la nuit l’en avait empêché.
Elle se demanda s’il avait changé, s’il aurait la même allure, s’il allait traverser la salle comme il avait traversé ses souvenirs, grand, l’air assuré mais tranquille. Est-ce qu’il portait toujours des chemises blanches à col mao ? Ressemblait-il à cet homme, dehors, debout près de la porte ? Elle ne le voyait que de dos, il était brun, cela pourrait être lui… 
L’espace de quelques instants, elle s’amusa au jeu des « Si c’était… », qu’elle avait inventé, ou plutôt qui s’était imposé à elle, la première fois, l’été de ses douze ans: elle avait remarqué une femme âgée marcher à quelques centaines de mètres devant elle, et de loin, elle avait eu l’impression que sa grand-mère venait à sa rencontre, alors qu’elle était morte depuis des années. Elle avait fait durer l’illusion le plus longtemps possible, en ralentissant son pas, jusqu’au moment où la réalité l’avait rattrapée. Depuis, elle avait profité à plusieurs reprises de ces sortes de flash, surtout en voiture, en apercevant certains conducteurs: à travers le pare-brise, elle avait de cette façon passé un soir, quelques secondes avec son père, qui se trouvait pourtant à des kilomètres de là, et à d’autres brèves occasions, des instants avec d’autres membres de sa famille ou amis, perdus de vue.
Ainsi, cet inconnu qui portait une veste sombre et des jeans: il allait se retourner, lui faire signe, lui sourire… Elle observa ses épaules, son dos, il regarda sa montre, elle était trop loin pour distinguer son avant-bras, mais à la seule évocation de sa peau, elle ressentit quelque chose qu’elle connaissait bien, une douce confusion, un léger tiraillement du côté du cœur. Elle respira profondément et jeta un rapide coup d’œil vers le carrefour, la pluie tombait encore plus drue.
Dans moins d’une demi-heure, elle pourrait regarder sa main à lui, ses doigts qui l’avait tant de fois caressée, il lui suffirait de se pencher un peu en avant pour la prendre de nouveau dans la sienne, cette main,  et pourtant elle craignait qu’une barrière invisible faite de tant d’absence l’empêche de la saisir et de la porter à ses lèvres.
Comment se parle-t-on après dix ans de silence, quand on s’est beaucoup vu et parlé avant ? Et aimé ? Y a-t-il un mode d’emploi, des choses à dire et d’autres à taire ?
Le serveur un peu trop grand allait être remplacé par un autre, plus trapu, qui passerait la porte sans problème. Il voulait savoir si elle désirait autre chose.
Oui, elle désirait autre chose, elle désirait pouvoir laisser courir les mots vers lui quand il se retrouverait assis en face d’elle, elle voulait ne plus se retenir de parler, elle voulait les réponses à ses interrogations d’autrefois. Elle n’aurait peut-être pas le courage : est-ce que c’était encore trop tôt pour évoquer ce qui lui brûlait les lèvres et le cœur ? Elle, 
qui détestait les malentendus, les non-dits, les erreurs d’interprétation, elle, qui arguait des heures entières avec ses auteurs lorsqu’ils mettaient leurs personnages dans l’impasse de l’amour à cause de mots mal compris, de déclarations pas assez claires, elle n’était pas mieux qu’eux. Pire. Même si sa bataille pour toujours plus de clarté dans les échanges humains servait peut-être justement  à cacher ce manque, ce vide, à combler ce monologue qui l’avait accompagnée tout au long de leur histoire, dans sa tête et qui ne l’avait plus quittée depuis.
Pour l’heure, elle se contenta de commander un autre thé. L’inconnu était toujours là, elle le distinguait moins bien, le soir commençait à tomber, mais l’illusion était néanmoins possible. Est-ce que lui aussi attendait quelqu’un ? Une maîtresse ? Son enfant ? Un collègue de bureau? Il avait regardé l’heure, était-il nerveux ? Peut-être s’était-il tout simplement mis à l’abri, mais il aurait pu entrer boire quelque chose jusqu’à la fin de l’averse, à moins qu’il ne guette un taxi ? Il avait un beau profil, mais ce n’était déjà plus que lui et c’est elle qui devenait impatiente de seconde en seconde. Pour se calmer et faire diversion, elle décida que si c’était une femme qui venait le chercher, ce serait un signe que tout se passerait bien pour elle…
Quand Marc serait en face d’elle, elle ne risquerait finalement pas grand-chose à lui poser des questions. Mais y avait-t-il un temps de prescription après le temps d’aimer ? En amour en était-il comme de ces délits dont les années effacent ou atténuent la gravité ? Pour elle, ses sentiments lui semblaient encore bien trop vifs pour échapper aux conséquences. Et puis, en osant enfin lui réclamer des réponses à ses questionnements muets, ne prendrait-elle pas le risque énorme d’être déçue à jamais et de redonner à leur histoire les proportions d’une aventure sans importance?
A force de se complaire dans l’évidence d’être bien ensemble, ils avaient vécu sans mettre de mots sur leurs élans, et un mauvais soir de novembre, ils s’étaient perdus, sans bruit, et probablement sur un malentendu, elle s’en était convaincue. Elle se reprochait tellement de ne pas avoir osé parler, c’est pourquoi, elle voulait profiter de cette rencontre pour en avoir le cœur net, pour éclaircir cette impression de gâchis qui ne la laissait pas en répit depuis, même si elle donnait admirablement le change à son entourage.
Les lumières étaient devenues plus tamisées et la plupart des consommateurs se tenaient debout autour du bar où les conversations animées s’accompagnaient souvent d’éclats de rire.
Compay Segundo succédait à Ruben Gonzalez, Vicente Amigo à Bebo Valdes.
Et s’il ne venait pas, si au dernier moment il avait mieux à faire ?
Encore et toujours des questions à donner le vertige ! S’il se doutait dans quel état elle se trouvait à cause de son coup de fil, voudrait-il encore la voir ? 
La cigarette éteinte avec laquelle elle jouait depuis un moment se cassa en deux, libérant un peu de tabac sur la table. Elle soupira, et leva les yeux vers la porte : l’inconnu avait disparu sans qu’elle ait pu voir avec qui, à moins qu’il ne se soit élancé tout seul dans la nuit. 
Au même instant, son téléphone vibra : elle venait de recevoir un message. in " Des nouvelles de lui" Géhess Editions, 2010

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