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Voyageuse ( in " Des nouvelles de lui ")

Par Reginezambaldi
Aujourd'hui une nouvelle qui parle de voyages, de trains, d'avions, de vacances d'été, autant de choses que nous prenions pour naturelles jusqu'à COVID-19; je la dédie à toutes les fières Amazones du Crabe...
Voyageuse nouvelles
Voyageuse
  La chaleur infiltrait une lumière presque blanche. La climatisation ne fonctionnait pas de manière très efficace et le soleil rougissait son avant-bras. Elle aurait pu abaisser le store, elle aurait pu... Elle suivait machinalement le défilé de champs, de vaches, de tournesols, de toits. Elle fermait les yeux de temps en temps pour les rouvrir presque aussitôt. Il arrivait qu’un chemin de traverse l’interpelle, elle l’accompagnait, jusqu’à ce qu’il soit happé par un bois : elle ne saurait jamais où il menait… Mais est-ce que cela avait vraiment de l’importance ? Elle soupirait, ses paupières battaient un quart de seconde.
A la Gare de Lyon, elle avait réussi à se faufiler au milieu des valises qui écrasaient les pieds, des chiens en laisse, des poussettes ; elle avait rapidement trouvé sa voiture, sa place dans ce carré aux tablettes repliées. Derrière elle, des familles s’embrassaient, des amis s’esclaffaient, des bébés pleuraient. Paris avait chaud, on s’éclaboussait dans les fontaines, l’été s’annonçait radieux !
Sa main, posée sur les genoux bronzés, jouait avec le billet : elle l’avait acheté une heure auparavant et était montée dans le train. C’était simple. Elle n’avait pas de bagage pour l’encombrer : de toutes façons, elle avait assez de robes légères là-bas. En fait, elle n’y pensait même pas. Elle restait posée sur le bord du fauteuil, comme indécise, l’impression d’être détachée de tout. 
Dans la plaine, les balles de foin de chaque côté de la voie, disséminées dans un ordre seulement connu du fermier, paraissaient baliser l’atterrissage d’un mystérieux engin extra-terrestre. Elle s’assit plus profondément dans son siège : elle aurait aimé s’adosser à l’une d’elles, ou essayer de la faire rouler. Au milieu des champs, quelques rares habitations : il serait doux d’habiter dans cet endroit, songea-t-elle, brûlant en juillet, glacial dès novembre: elle imagina la terre gelée quelques mois auparavant : les cristaux de givre, la bonne odeur des feux de bois. A Paris, c’était différent, les trottoirs salés, le blanc qui virait au gris : pourtant, dès que les petits massifs de buis de l’Hôtel de Sens disparaissaient sous la neige, elle commençait à mieux visualiser la vie au seizième siècle ; elle ne s’expliquait pas pourquoi, mais déjà étudiante, c’était à cette époque de l’année que le Musée de Cluny la transportait au Moyen-Age. L’habitude lui était restée.
Et l’hiver prochain ? Elle eut un léger frisson sous le soleil et rangea le billet dans son sac, posé sur le siège vide, près d’elle. Elle aperçut l’enveloppe blanche et referma très vite le rabas, en détournant un peu la tête.
Quelques vaches caramel espéraient la fraîcheur de l’ombre. Elles aussi avaient l’air anéanties par la soudaine canicule. Dans les fermes, les mouches devaient s’énerver sur les rebords des fenêtres, en attendant l’orage ; la fatigue empêchait peut-être les agricultrices de se poser trop de questions au terme de leurs longues journées.  Elle aurait bien aimé ne plus pouvoir penser. Elle essayait désespérément depuis quelques heures, mais cela ne marchait pas. Alors, elle s’efforçait de guider ses idées sur n’importe quoi, comme si le cerveau se laissait commander !
Elle se plaça face à la fenêtre, les yeux légèrement plissés, rivés sur un point, au hasard: avec la vitesse, le paysage devenait flou, elle souhaitait retrouver le sentiment proche de l’hypnose qui l’amusait quand, petite fille, ses grands-parents l’emmenaient passer les grandes vacances à la Rochelle. Cela fonctionnait moins bien aujourd’hui, probablement parce qu’elle y croyait moins qu’hier, lorsque l’été semblait encore une saison qui comptait double, une longue période qui mêlait jeux, rires et petits bobos sans gravité ?
Elle sursauta à cette pensée, elle refusait le mot gravité, pas là, pas maintenant, pas tout de suite. Elle aurait mieux fait d’arrêter un taxi pour filer à Roissy, et partir encore plus loin. Elle serait à présent quelque part entre jour et nuit, au-dessus du Groenland, loin de l’oppressante moiteur de ce wagon.
Angmagssalik : à chacun de ses vols transatlantiques, elle aimait regarder ce beau nom indien, digne de pionniers du Grand Nord, s’afficher sur l’écran, et attendre que la flèche qui décrivait petit à petit la trajectoire que parcourait l’avion, atteigne ce point au milieu de nulle part qui constituait la meilleure partie de son voyage. Entre la pureté du ciel et du blanc immaculé, dans ces instants suspendus entre un départ et une arrivée, tout lui semblait facile, aucun obstacle insurmontable, elle pouvait tout régler, les ennuis pesaient aussi peu que les nuages qui disparaissaient à l’horizon tandis que l’avion continuait sa route vers l’Ouest, vers la lumière.
Elle s’était souvent fait la réflexion que vue d’en haut et de loin, on trouve sa propre existence plus simple, on se concentre sur l’essentiel : les heures de vol sont légères et graves, on risque sa vie à chaque instant… 
De nouveau un frisson, de nouveau le reflet de son regard s’affola un peu. Inutile de faire semblant, elle n’était pas à trente mille pieds au-dessus des glaces éternelles, mais dans la campagne bourguignonne, l’air tremblant d’une trentaine de degrés.
Ça y est, on a encore gagné…!   Elle tourna avec soulagement son attention vers la jeune femme rousse qui venait de se réjouir, deux rangées plus loin : elle jouait aux cartes avec deux hommes et une autre femme, deux couples qui venaient de passer un week-end parisien, ou qui descendaient dans le Midi. Elle enviait chaque personne dans cette voiture : la petite fille qui pleurait parce que sa poupée avait perdu un bras, l’homme au polo rouge qui somnolait et se réveillait à chaque secousse du train, les deux copines qui pouffaient de rire en regardant des photos sur leurs téléphones portables, le mari qui levait les yeux au ciel en secouant la tête quand sa femme lui réclamait quelque chose. 
C’est seulement à ce moment qu’elle prit conscience que quelqu’un était assis en face d’elle. 
C’était un homme. Elle pouvait l’observer tranquillement : il dormait, la tête penchée contre la fenêtre. Chemise azur, col ouvert, manches retroussées, jeans. Elle lui donnait entre trente-cinq et quarante ans, pas encore de gris dans ses mèches brunes, le visage mince, déjà halé, de belles mains. Sur le siège vide, à côté de lui, un livre dont le titre était caché par un supplément de magazine, consacré aux festivals de l’été. Au-dessus, sur la galerie, un sac de voyage mou, couleur caramel, comme les vaches ! 
Sa respiration était régulière, même dans son sommeil il donnait l’impression d’être heureux : ses traits étaient détendus, enfin, ce qu’elle pouvait en voir, car il portait des lunettes de soleil. Il se tournait de temps en temps, et soupirait très doucement. Il avait vraiment de belles mains ! 
Elle avait toujours eu une faible pour les mains des hommes : elle n’en lisait pas les lignes, mais elle trouvait les mains très instructives. Un homme perdait toute sa prestance, lorsqu’elle découvrait des doigts trop courts, des ongles petits et carrés, un trait d’adolescent sur un corps d’adulte. Des mains calleuses pouvaient parfois être attirantes. En revanche, elle n’aimait pas les trop poilues ni celles des joueurs de guitare. Fines mais viriles, les doigts longs, les ongles soignés : les mains de l’inconnu savaient certainement caresser un visage, un corps : cette fois, elle ferma les yeux un peu plus longtemps, bercée par la torpeur de l’après-midi ; elle courait dans les blés, il lui prenait la main, ils riaient, il lui cueillait des coquelicots, il touchait ses cheveux.-  Excusez-moi, est-ce que je peux descendre le store ? 
Deux prunelles sombres la dévisageaient, il était légèrement penché vers elle,  elle acquiesça, bien sûr… 
Il souriait. Il s’étira avec souplesse. 
- Vous avez bien dormi ? 
-  Euh.., oui, très bien, merci, cette chaleur… J’espère que je n’ai pas ronflé ? 
Elle s’étonna un peu de son propre aplomb, pour elle, c’était quand même du culot d’engager la conversation. Elle n’était pas timide quand on l’interpellait mais faisait rarement le premier pas. Aujourd’hui, il n’y avait plus d’habitude : elle ne craignait pas les regards qui se posaient sur elle. 
Elle le rassura, il n’avait émis aucun bruit. Elle ne lui parla pas de son soupir, qui l’avait un peu troublée. Il sourit de nouveau, il avait vraiment du charme. Ne sachant plus qu’ajouter, elle regarda dehors, d’autres vallons, le maïs, le ballet des jets d’arrosage, tandis que l’inconnu se mettait à feuilleter son magazine.
Je ne dois pas être son genre… Quand je pense à tous ceux qui m’importunent quand je voyage seule et qui n’arrêtent pas de poser des questions idiotes quand j’ai simplement envie d’être tranquille, alors que là, j’ai besoin de parler, et il lit ! Décidément ! Pourtant, il a quand même jeté un regard sur mes jambes à la dérobée, lorsque je les ai croisées. Je sais, il ne me reste plus beaucoup de maquillage avec les larmes, mais je dois au moins avoir les yeux brillants. 
Les joueurs de cartes montaient le ton ; l’inconnu haussa les sourcils d’un air complice. Elle décida de le considérer comme un encouragement.
- Vous aimez la musique ? dit-elle en pointant son doigt sur le titre du magazine.
- Oui beaucoup, et à cette saison, c’est vraiment formidable, tellement de festivals… 
- C’est vrai. Vous êtes plutôt quel genre de… - elle aurait voulu dire « de femmes » mais elle s’arrêta à temps - … de musique ? 
- Jazz et classique. 
Il avait peut-être du mal à se réveiller. Il n’était pas très éloquent et ne retournait pas ses questions.
-  Moi aussi, j’aime le jazz, Petrucciani, Monty Alexander, Kenny Baron, et aussi, Rubalcaba…, continua-t-elle, imperturbable.
-  Vous connaissez Gonzalo Rubalcaba ?  
Enfin, j’ai éveillé son attention, si ce n’est son intérêt ! 
-  Oui, bien sûr, je l’ai vu plusieurs fois en concert, j’aime beaucoup son phrasé…
-  Vous êtes musicienne ? 
-  Non, non, seulement une grande admiratrice ! Les musiciens m’impressionnent, une fois, dans un festival justement… 
Ses yeux se mirent à briller davantage, elle décrivait le théâtre en plein air, les senteurs de la nuit méditerranéenne, elle avançait naturellement son buste pour mieux partager, il observait ses gestes, ses poignets graciles, ses cheveux blonds qu’elle rejetait en arrière dans le feu de ses explications. Elle était très belle. 
-  … mais je m’emballe, désolée !  elle s’arrêta, presque confuse de tant de verve.
-  Non, non, au contraire, vous êtes… c’était… fascinant, j’ai vraiment eu l’impression de partager ce moment avec vous, je… 
Le contrôleur interrompit sa phrase. Il sortit son billet de la poche du jean. Elle ouvrit son sac et en prenant le sien, elle aperçut de nouveau, tache claire au milieu du portefeuille rouge et de la trousse de maquillage, la lettre : elle consignait, noir sur blanc, ce que le médecin avait énoncé quelques heures auparavant et dont elle n’avait retenu qu’un mot sur deux: grosse tumeur, sein gauche, opération urgente mais délicate, probablement plusieurs métastases, lundi huit heures au bloc… 
Elle ne souriait plus. 
Les moutons et la lavande avaient remplacé les vaches.
-  Voulez-vous un peu d’eau ? 
Il avait remarqué son désarroi soudain. Elle se redressa sur son siège et accepta d’un mouvement de la tête. Leurs doigts se frôlèrent sur le gobelet embué.
-   Et Jonasz, qu’est-ce que vous en pensez ?  continua-t-elle bravement.
-  Oui, c’est autre chose, pas mal du tout… j’essaie de me souvenir de ses chansons…
-  Vous aimezVoyageuse ?
-  
-  Mais oui, vous savez, c’est un homme et une femme dans un train, il est intrigué par elle, il évoque les toits de cuivre Florence … »
-  Ah oui, il est assis en face d’elle, n’est-ce pas ? »
-  Oui, il la trouve délicieuse …
-  Elle a les yeux bleus, je crois… euh…comme vous !
-  … et il a le cœur près de ses genoux
Elle décroisa ses jambes, sans y penser, et naturellement, il les regarda de nouveau.
-  … en voulant la suivre, il oublie de descendre. C’est elle qui s’endort, non ?
-  Oui, le contraire de nous… 
Elle eut la sensation de rougir en prononçant le dernier mot et elle ne se mentait pas en notant le léger tremblement dans les yeux noirs, qui à présent, tentaient de l’éviter.
Il y eut un silence. Il semblait mal à l’aise.
Elle connaissait ce sentiment, au fond d’elle, la marque du trouble: cela lui arrivait parfois, furtivement, dans la rue, dans un hall d’aéroport : un homme attirait son attention, elle ne savait pas toujours pourquoi celui-là plutôt qu’un autre, mais il s’imposait, et pendant un bref instant, elle laissait des images la porter avec la fulgurance du désir : une étreinte dans un ascenseur, des baisers contre une porte cochère, une main crispée sur un drap froissé… Parfois, l’homme de ce phantasme fugace la remarquait aussi, alors pendant quelques secondes leurs yeux parlaient mieux que des mots, et puis ils continuaient leurs chemins.
Lui, par contre, il était bien là, en face d’elle. Elle avait envie et besoin de lui: passer les trois prochains jours, ensemble, dans sa chambre mauve, tout en  haut de l’escalier à tommettes. A faire l’amour. Dites-moi oui! comme chantait  aussi Jonasz…
Avait-elle pensé trop fort? Il regardait sans les voir les rangées de vignes, il tournait nerveusement les pages du magazine. Les joueurs de cartes étaient apparemment descendus. Elle, elle serrait son sac contre l’accoudoir; elle s’imaginait mal en train de quémander : aimez-moi, j’ai trois jours, encore trois jours et deux nuits pour être une femme, une vraie, et c’est avec vous, que je veux l’être ! Je vous offre mon corps, je veux sentir vos mains sur mes seins ! 
Il la prendrait pour une folle, une mangeuse d’hommes, une épouse esseulée le temps d’un été. Ou pire, il éprouverait de la pitié.
Mais qu’avait-elle à perdre ? Elle avait déjà tout perdu, depuis l’instant où elle avait glissé la sentence dans son sac en sortant du cabinet médical.
Elle avait marché dans l’avenue Daumesnil, et son regard dans une vitrine l’avait effrayée. Puis elle avait continué vers la gare, le guichet des grandes lignes, le quai N, la voiture 8, la place 34. Vers l’inconnu.
in "Des nouvelles de lui" Géhess Editions, 2010

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