Partager la publication "[Critique] LA BALADE SAUVAGE"
Titre original : Badlands
Note:
Origine : États-Unis
Réalisateur : Terence Malick
Distribution : Martin Sheen, Sissy Spacek, Warren Oates, Gary Littlejohn, Ramon Bieri, Alan Vint, John Carter, …
Genre : Drame
Date de sortie : 4 Juin 1975
Le Pitch :
Fin des années 50, dans une petite ville du Dakota du Sud. Deux jeunes tourtereaux, Kit et Holly. Lui, un beau gosse sans attache gagnant sa vie en ramassant les ordures ; elle, une jeune fille franchement arrivée de son Texas natal. Son père refusant qu’elle ne fréquente un vaurien, Kit décide de la « libérer » et le tue. Les deux amants convolent alors en cavale dans les « Badlands » du Montana, semant la mort sur le passage à mesure que les tendances psychopathes de Kit se révèlent…
La Critique de La Balade Sauvage :
Terence Malick est un réalisateur mystérieux : pas d’interviews, pas d’apparition publique. L’homme est aussi discret et rare que ses œuvres, même si la dernière décennie écoulée l’a vue réaliser plus de films qu’au cours des quatre précédentes. La Balade Sauvage, son premier métrage sorti en 1973 aux États-Unis contient déjà en germes les thèmes qu’il continuera de développer tout au long de sa filmographie. Classique instantané, il reste néanmoins assez peu diffusé et finalement assez méconnu. Lors de la sortie de La Ligne Rouge en 1998, la critique cinéphile aimait à clamer qu’il s’agissait du grand retour du génial réalisateur de La Balade Sauvage et Les Moissons du Ciel (1978) après 20 ans d’absence. Mais le grand public se souvenait-il réellement de ces titres ? Retour dans les Badlands…
« Honi soit qui Malick pense »
Terence Malick a tout d’abord étudié la philosophie à Harvard et Oxford avant de suivre un cours de cinéma auprès de la prestigieuse American Film Institute, de laquelle il sortira diplôme en poche en 1969. Ses penchants artistiques ne le prédisposant pas vraiment à intégrer le système alors en pleine crise des studios hollywoodiens (il aura tout de même participé à quelques ré-écritures dont L’Inspecteur Harry, il réunit le maigre budget de son premier film en investissant ses propres deniers et en démarchant des médecins locaux à qui il fait miroiter un retour sur investissement conséquent et la promesse de pouvoir fumer un cigare avec les nababs de la Cité des Anges. A l’époque, une nouvelle vague de films plus en phase avec les préoccupations et la sensibilité de l’époque commence à séduire la critique et le public: Bonnie & Clyde, Easy Rider ou encore Le Lauréat . Thématiquement parlant, La Balade Sauvage contribue de ce même mouvement, l’équivalent américain de La Nouvelle Vague française.
À l’origine du film, un fait divers auquel le scénario restera fidèle dans les grandes lignes : la cavale sanguinaire du couple de tueurs de masse Charles Stakweather et Caril Fugate. Malick se penche sur cette histoire sans toutefois chercher à y apposer un point de vue moralisateur. Il ne cautionne bien évidemment pas ces crimes et ne se montre d’ailleurs jamais complaisant envers ses personnages, mais il ne cache pas sa fascination pour les questions d’ordre sociale et psychologique que leur (absence de) motivation soulève: le public américain est désormais habitué à la violence des images en provenance de leurs troupes au Vietnam, et la violence urbaine peine à être contenue – voir comment L’Inspecteur Harry déplace par exemple la menace meurtrière de la campagne à la ville. Malick veut suivre ces deux tourtereaux non pas pour en faire des martyres et leur trouver des circonstances atténuantes, mais simplement tenter de comprendre.
Une vraie romance
Le film introduit tout d’abord le personnage de Kit (Martin Sheen, dans son premier grand rôle). Jeune beau gosse, t-shirt et jeans moulants, il est une gravure de magazine de l’époque. Lors d’une scène, on lui fait d’ailleurs remarquer qu’il ressemble à James Dean, ce qui semble ne pas lui déplaire (et on comprend que c’est intentionnel) mais là s’arrête le glamour de Kit, car il travaille en effet comme éboueur dans une petite ville du Midwest.
Malick ne fournit aucun élément biographique sur Kit, n’évoque ni ses origines, ni ses relations. Tout au plus sait-on qu’il n’a aucun bagage et qu’il mène une existence précaire. Avec son charisme de bad boy (pas une nouveauté dans le cinéma US, voir justement le James Dean de La Rage de Vivre ou Marlon Brando dans L’Equipée Sauvage, il attire l’attention de Holly (Sissy Spacek, son premier rôle également), qui vient d’emménager en ville avec son père divorcé (Warren Oates, La Horde Sauvage). Kit incarne pour elle la liberté, l’infraction de toutes les règles de sa vie de banlieue. Son père ne le verra évidemment pas d’un bon oeil et le jeune homme sans autre foi ni loi que ses propres intérêts et instincts, l’abattra au fusil dans son propre domicile.
La scène est troublante, voire inconfortable même si on a vu bien pire depuis. Kit et Holly n’expriment aucun remord ou expression de panique après leur acte, laissant non seulement leur victime gisant sur le sol de la cuisine mais incendiant aussi la maison avant de prendre la fuite.
Le film débute donc dans une petite bourgade sans histoire, loin du tohu-bohu des villes et des autoroutes, ce qui renforce l’aspect antique (et tout aussi intemporel) de l’histoire et renvoie à l’imagerie du western. Une imagerie qui se rappelle très vite aux cinéastes américains sitôt qu’ils mettent en scène un bandit poursuivi par le shérif (à part les voitures qui remplacent les chevaux, même le jargon ne change pas !) et Malick confronte ses personnages aux grands espaces déserts qui occupent encore et toujours l’Amérique sauvage – ici, les Badlands, littéralement les « mauvaises terres » du Dakota du Sud.
Perdu dans l’immensité de ce décor naturel, les personnages paraissent dès lors insignifiants et leur crimes « oubliés » dans cet espace qui n’a que faire des hommes et de leur loi. Dans ce « no man’s land », Kit et Holly peuvent exister, libérés de leur carcan et affranchis des perspectives limitées offertes par la ville paumée ou ils se sont rencontrés.
Malick cadre majoritairement la ligne d’horizon dans le tiers inférieur de l’image, faisant la part belle aux cieux nuageux écrasants, rendant les personnages insignifiants au milieu de ces étendues arides, comme lors de cette scène iconique ou Kit contemple le coucher de soleil, fusil en travers des épaules; vision crépusculaire d’un épouvantail humain sans personne alentour à qui faire peur.
Toutefois, Malick ne dépeint pas le couple comme des amoureux transis et unis envers et contre tout. Et si il y a une dimension romanesque dans leur relation à l’écran, on dirait tout autant deux compagnons de galère et de route, dont les motivations semblent parfois différer. Si Kit semble être le déclencheur de l’histoire (techniquement, c’est lui qui appuie sur la gâchette et abat le père de sa dulcinée), Holly n’est pas une simple suiveuse pour autant; elle possède une emprise réelle sur Kit qui lui permet de le manipuler, ce qui explique son absence de remord ou d’émotion lorsqu’elle voit son père mourant sur le sol de la cuisine. Au fond, elle semblait souhaiter cette issue. Là ou une personne saine aurait réalisé à ce moment que les choses venaient de dérailler, elle décide de partir avec Kit, son sauveur, son chauffeur, son unique ticket de sortie et son meilleur alibi. Elle finira d’ailleurs par déclarer forfait et se rendra, laissant Kit assumer la plus grande partie des responsabilités des actes criminels commis par le couple. Elle aura en quelque sorte utilisé Kit, même si ça n’est jamais explicite.
Kit, lui, refuse de se rendre. Il n’y a aucun retour en arrière possible pour lui. Tout d’abord parce qu’il est techniquement l’auteur de tous les meurtres. Il était déjà marginal et n’ « existe » pas vraiment. Il ne possède rien et n’a donc rien à perdre. C’est un enfant perdu, asocial, sauvage, incapable de faire la distinction entre le bien et le mal – un pur sociopathe. Les badlands lui conviennent – tuer ou être tué dans un environnement ou aucune autre loi que celle du plus fort n’a cours. Toutefois, malgré son nihilisme apparent, la faiblesse de Kit réside en ce qu’il a toujours désiré mais n’a pu atteindre: la propriété et la reconnaissance. Ainsi, on le voit construire une cabane dans les bois dès les premiers jours de cavale et il semble d’ailleurs s’y amuser comme un enfant. Mais le luxe de la sédentarité lui étant désormais interdit, Kit et Holly doivent continuer d’avancer. Lui ne semble pourtant pas vouloir disparaître sans laisser de trace – une belle ironie lorsqu’on est recherché par la police de tout le pays. Après un pique-nique en amoureux, il déclare à Holly vouloir emporter une pierre en souvenir de ce jour. De façon à nouveau puérile, il en choisit d’abord une de bonne taille signifiant l’importance de ce jour à ses yeux. Puis, pragmatique, il en choisit une plus petite, démontrant au passage que l’importance de leur relation est finalement incertaine. De même, vers la fin du film, alors qu’il sait son arrestation désormais inéluctable et plutôt que de courir le risque d’être abattu, il décide malgré tout de se rendre. Alors qu’il attend que la police le rattrape, il érige un petit monticule de pierres sur le bord de la route pour marquer le lieu de son arrestation, comme si il avait déjà l’ambition de passer à la postérité.
Le personnage change d’ailleurs du tout au tout une fois menotté et embarqué dans la voiture de police. Loin du psychopathe imprévisible qu’il a été depuis le début de l’aventure, Kit redevient soudainement docile et « humain », causant de façon affable avec les policiers, se montrant même charmant au point que les différents officiers assurant sa garde lors de la scène finale semblent à leur tour succomber à son charisme. Alors qu’il s’inquiète de la sentence qui l’attend (la peine de mort, comme ce fut le cas du vrai Starkweather), le policier à ses côtés choisit de répondre évasivement pour ne pas le brusquer. Car Kit apparait soudain pour ce qu’il est : un jeune homme déphasé qui ne pèse pas les conséquences et le mal de ses actes – un enfant perdu.
Le marginal qu’il était, autant par dépit que par choix, jouant les rebelles sans cause et jubilant quand le père d’Holly lui trouvait une ressemblance avec James Dean, n’aspirait peut-être au fond qu’à trouver sa place dans la société: il aurait voulu être une star, exister et être reconnu? Hélas pour lui, sa notoriété sera de bien sinistre nature. Mais peu lui importe, Kit semble prendre plaisir à être le centre d’attention des policiers et des journalistes. L’espace de quelques jours ou semaines, il aura obtenu l’attention qui lui a toujours manqué.
Et le film de finir sur une image sûrement un brin ironique mais apaisée, suggérant métaphoriquement que le personnage a trouvé une forme de plénitude et de réalisation de soi.
Un petit pas pour l’homme…
La relation de l’Homme et de la Nature continuera de fasciner Terence Malick au cours de sa carrière: dans La Balade Sauvage et Les Moissons du Ciel, Malick suit des personnages citadins en fuite qui découvrent les grands espaces en s’y réfugiant. Avec La Ligne Rouge et Le Nouveau Monde, il en fera même un personnage à part entière de l’intrigue, la végétation et la Terre semblant interagir avec les acteurs de chair dans ces deux films. Dans Tree of Life, il étendra et élèvera son argument à l’échelle de l’univers et du cosmos. Cette volonté de transcender son sujet de base pour disserter sur la place de l’Homme dans l’Univers le mènera à aborder sa trilogie officieuse des années 2010, à savoir A la Merveille, Knights of Cups et Song to Song comme des œuvres éthérées, dont les personnages fantomatiques traversent des environnements urbains en les observant et les apprivoisant comme si ils venaient de débarquer et découvraient notre planète pour la première fois.
« L’imitation est la plus sincère des flatteries » Charles Caleb Colton
En revoyant La Balade Sauvage, impossible de ne pas remarquer les similitudes troublantes avec True Romance réalisé par Tony Scott, écrit par le sieur Tarantino. L’histoire, les personnages et aussi bien sur la musique: les emprunts sont évidents. Faut-il pour autant parler de plagiat ? Tarantino est un cinéphile et chacun de ses films fait référence ou reproduit des choses qu’il a aimées chez d’autres. Là ou le cas La Balade Sauvage/True Romance est plus compromettant, c’est qu’à l’époque de la rédaction du scénario, Tarantino n’était personne et la nature référentielle de son style n’était pas connue. Le film emprunte jusqu’au ton de la voix-off sur le même type d’images, sans que La Balade Sauvage ne soit crédité comme source d’inspiration. Pire, Hans Zimmer repique le thème du film de Malick, à la base un morceau du début du siècle dernier écrit par Carl Orff (oui, Monsieur Carmina Burana en personne mais en mode plus léger).
Tarantino n’effectue toutefois pas un servile travail de copie, car il scinde les deux thématiques de La Balade Sauvage (le road-movie meurtrier et la quête de reconnaissance sociale et médiatique du héros) pour en tirer deux histoires distinctes. En effet, True Romance représente la version 100% romanesque et pop de La Balade Sauvage alors que son scénario pour Tueurs Nés se focalise sur la critique acerbe du rapport des psychopathes aux médias. Quentin est donc pardonné: on peut même penser que son travail de ré-appropriation permet de mieux développer chacun des deux aspects de l’histoire, le passage de l’un à l’autre chez Malick s’opérant en une rupture de ton quelque peu déroutante.
En Bref…
Sélectionné en 1993 pour rejoindre le prestigieux programme de préservation de la bibliothèque nationale du congrès aux États-Unis, La Balade Sauvage reste pertinent près de 40 ans après sa sortie. Le rapport à la violence et aux armes, les grands espaces, les marginaux- le cinéma américain entretient toujours la même fascination pour ses propres mythes. La Balade Sauvage, en plus d’être le glorieux modèle du True Romance de Tony Scott, est aussi le coup d’essai plus que méritoire d’un cinéaste appelé à devenir un formaliste radical et influent du cinéma des années 90 et 2000. Du cinéma certes contemplatif et « arty » mais ne virant pas encore à l’abstraction totale des films que Malick réalisera aux cours des années 2010 et qui auront laissé nombre de ses fans sur le bas-côté.
@ Jérôme Muslewski
Crédits photos : Warner Columbia