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Le corps est-il une prison ou un "agréable jardin" ?

Publié le 13 mai 2020 par Anargala
corps est-il prison

Les religions condamnent le corps. les philosophies aussi.

Parmi les philosophies non-dualistes, certaines, comme le Vedânta, voient aussi dans le corps la base objective de nos souffrances. Être libre, c'est être libre du corps. Puis, comme le corps et le monde sont fondés sur une erreur de perception, ils disparaissent lors de l'éveil. Il n'y a plus, alors, qu'une masse de pure conscience, semblable au sommeil profond. L'éveillé-délivré continue, certes, à vivre dans un corps et dans le monde. Mais ça n'est que le temps d'épuiser l'inertie de son karma jusqu'à la mort. Il ne vit plus, il ne désire plus, il est "comme la roue du potier" qui continue à tourner à cause de son inertie ; il est "comme une machine" (yantra) qui bouge mécaniquement, sans aucun désir. Après la mort, il n'y a plus que le sommeil profond.

D'autres doctrines ont une approche plus nuancée.

Selon le tantrisme et le védisme, il est possible, grâce aux rituels et au yoga, de transformer ce corps en un corps immortel et de vivre ainsi à sa guise à jamais.

Selon le shivaïsme du Cachemire, notre véritable corps est la conscience infinie. Mais ce corps immatériel est la base de tous les corps matériels. Quand je réalise que je suis conscience infinie, je réalise donc que tout est mon corps. De plus, le corps est est prison quand je ne reconnais pas sa source, mais il est ma liberté quand je reconnais sa source. Je suis esclave de mes propre puissances corporelles tant que je ne les comprends pas. Dès que je les comprends, j'en redeviens la source maîtresse. Me re-trouvant au centre de la source créatrice, "je fais et je perçois tout ce que je désire". Le corps est perçu comme un mandala et les dieux sont ses habitants que les jouissance honorent. 

Dans le Yoga selon Vasishtha (YV), composé au Cachemire à la même époque et dans la même ambiance raffinée, le corps est d'abord une prison. A quoi bon s'épuiser à servir ce mauvais maître qui, de toutes façon, est condamné par la nature des choses ? Nous sommes hypnotisés par le corps, qui nous prend tout et ne nous donne rien. Le prince Râma fait ainsi d'abord preuve de lucidité (vairâgya) à l'égard du corps. 

Mais cette désillusion n'est pas une fin en soi, elle n'est pas la vérité ultime sur le corps. Elle n'est qu'une étape, celle du diagnostique, avant le traitement et la guérison. Car Vasishta n'est pas partisan d'une élimination radicale de tout. Ou plutôt, si. Mais il ne s'agit pas de "renoncer au monde" (sannyâsa) comme dans le Vedânta de Shankara. Il s'agit plutôt de "lâcher" (tyâga), de se détendre de l'intérieur, de relâcher notre trouble obsessionnel compulsif qu'est le samsâra. 

Mais cette détente radicale, cette dé-prise, conduisent paradoxalement à une jouissance intensifiée. Vasishta chante encore et encore le chant de celle "qui lâche en grand" (mahâ-tyâgî) et qui se retrouve à être aussi "celui qui jouit en grand" (mahâ-bhogî), "qui agit en grand" (mahâ-kartâ), le grand artiste qui "crée la société nouvelle" (parâ nâgaratâ udeti, II, 18, 8), justement parce qu'elle ne s'obsède plus de rien. Le corps redevient fluide. En revenant à l'arrière-plan, à l'espace de pure présence, l'attention s'ouvre et libère le monde. La mort du bavardage ouvre une source nouvelle. Le corps, affranchi des compulsions (vâsanâ), redevient disponible. Il n'y a plus de corps, plus de monde, plus rien. Et alors, tout est possible. Il n'y a plus de dualité entre le corps et la conscience infinie : "Il n'y a pas de différence entre l'eau et l'aqua. De même, l'absolu (brahman) est le corps." (VII, 210, 20) ou "la vérité de l'absolu est la vérité du corps".

En fait, la sensation tactile du corps est la conscience, tout simplement :

"Chez celle qui vit (jîvatah), il y a une sorte de sensation (cetana) dans le pouce et dans les doigts, même sans contact avec l'air, etc. Cette sensation est le Soi suprême." (III, 10, 42)

Abhinavagupta célèbre de même le toucher pur (sparshatanmâtra), "ornement des corps".

Le corps devient ainsi un "jardine exquis" , libre de désir, libre d'exprimer tous les désirs, comme le montrent les héros du YV qui reviennent au monde pour y vivre encore et encore.

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