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Et puis bof

Publié le 13 mai 2020 par Paulo Lobo
Et puis bof
Les jours défilent à une vitesse folle, je ne les distingue plus les uns des autres, matin, midi et soir, on se lève, on regarde le ciel par la fenêtre, on se lave, on mange, on bavarde, on discute, on gratte. Pour l’instant, c’est le calme plat. On ne suit plus vraiment les nouvelles à la télé, ce mélange de tragédie et de rappel à l’ordre, on sent que tout cela fait partie d’une mise sous tutelle, d’un asservissement, d’une façon d’entretenir nos idées noires et notre peur,
alors on regarde les murs, on murmure des mots doux, on regarde les albums souvenir, on se regarde les uns les autres, on se faufile à travers les secondes, on fait ce qu’on peut pour que cette histoire ne nous projette pas complètement dans un univers parallèle dénué de fond et riche en gargouilles terrifiantes.Mes idées sont floues, elles ont du mal à s’articuler,  mon monde intérieur s’est fissuré de toutes parts, les portes d’entrée ne s’ouvrent plus comme avant, j’ai rangé les masques aussi, ils m’apparaissent comme futiles et dérisoires, ils m’étouffaient, ils me diminuaient.Un héros court après la gloire, armé de son seul glaive. A ses trousses, toutes les armées de l’empire. Il ne sait pas que ses jours sont comptés, il ne sait pas que son auteur est en passe de l’effacer. Lui et tout ce qui l’entoure. Un monde imaginaire à anéantir. En attendant ce dénouement tragique, il poursuit sa chevauchée sauvage, prompt à contempler les arbres et les belles dames sans merci. Cette odyssée donne lieu à plusieurs saisons à succès. Car le public aime les histoires simples. Avec des bons et des méchants, des intrigues et des rebondissements.Le personnage principal estinterprété par un acteur qui refuse de donner son nom, prétextant son immunité parlementaire. Ce qui n’empêche pas la police de le convoquer au poste, car il est suspecté d’un crime odieux. Le problème, c’est qu’il n’y a aucun témoin, aucune preuve, aucun dossier de presse.Malgré ce point de départ des plus défavorables, l‘inspecteur James Biniki compte bien faire avouer le comédien sans nom. James Biniki a ses méthodes propres. En particulier, il affectionne une certaine forme de torture qui consiste à projeter le film Forrest Gump 10 fois devant les yeux du suspect, maintenus ouverts grâce à des écarteurs judicieusement mis en place.Si avec cela, le bonhomme ne crache pas le morceau, l‘inspecteur s’est fait la promesse de démissionner le soir même.James Biniki n'est pas un mauvais bougre. A 40 ans passés, il a parfois des soupirs qui en disent long sur sa mélancolie profonde. Agrégé de chiffres et de lettres persanes, il n’était nullement prédestiné à exercer le métier de la chasse aux larrons. Mais la chute brutale des bourses en 2008 l’a mis en contact, de façon fortuite, avec la directrice de la brigade judiciaire. Une femme très belle et puissante qui a tout de suite identifié le potentiel caché de James. Un soir, entre deux oreillers, elle osa lui dire la vérité en face.- James, tu es fait pour travailler dans la police. Je peux te faire nommer très rapidement inspecteur. Tu auras une bonne formation, une bonne paye, des collègues aigris mais coriaces et loyaux.James comprit qu’il y avait là une chance unique de prendre l’ascenseur social. Il fallait qu’il accepte la proposition de la directrice, même si certains ne se priveraient pas un jour futur de lui jeter à la figure l‘accusation de promotion canapé.Deux ans plus tard, James Biniki obtenait le grade convoité, et se voyait confier plein de missions et d’enquêtes criminelles. Si au début il a investi une certaine passion dans l’exécution de ses tâches, avec le temps il s’est laissé glisser dans une routine ronronnante et réconfortante, ponctuée ici et là d’interrogatoires musclés, pour lesquels il a développé des méthodes particulièrement sophistiquées. Quand le comédien apprend ce qui l’attend dans la salle de cinéma, son visage blêmit et il est pris d’une soudaine peur bleue. Menotté et flanqué de deux agents assermentés, il refuse de franchir le seuil de la pièce, et demande à parler avec l’inspecteur qui se tient reclus dans la cabine de contrôle, prêt à actionner le projecteur.- Je vous dirai tout, mais par pitié ne m’obligez pas à revoir ce film !- Je vois que nous pouvons nous entendre, rétorque Biniki. Alors racontez-moi tout. Comment et pourquoi avez-vous tué la maquilleuse en cheffe? Il y a deux jours, on a trouvé le corps d’Evelyne Pouigue criblé de balles dans sa loge. Les soupçons se sont tout de suite portés sur le comédien, car personne n’ignore la haine qu’il vouait à Evelyne depuis qu’elle a raté son fond de teint un soir de gala théâtral. Qui plus est, le comédien n'a pas manqué de se réjouir ostensiblement de la mort de la jeune fille. - Mais vous pensez bien que si je l'avais tuée, j'aurais mieux déguisé ma joie !!Ses protestations n'y ont rien changé, il a été arrêté séance tenante et placé dans un donjon froid en haut d’une tour de cinq étages.- Je vais vous dire la vérité, inspecteur. Mais jurez-moi d’abord que vous allez me croire !Biniki se dit qu’il n’en était pas à un parjure près, et que la fin justifie toujours les moyens. - Vous avez ma parole, assure-t-il avec un sourire narquois.- Très bien, je vous demande alors de me prêter votre meilleure oreille, car ce que je vais vous dire est de la plus haute importance.
Biniki est quelque peu surpris par cette entrée en la matière, mais il en a vu d'autres et parvient à afficher une froideur implacable.
- Je vais vous confier un secret, commissaire.
Biniki n'est pas encore commissaire, mais il laisse passer l'erreur, ne voulant pas perturber la belle assurance du suspect.
- Je n'ai pas pu tuer la maquilleuse, car je l'aimais.
- Allons, allons, tous ceux que j'ai interrogés m’ont dit que vous la détestiez.
- Ce n'était là qu'une comédie, commissaire. En réalité, depuis quelques mois, nous nous aimions d'un tendre amour, plus fort que les montagnes et plus cristallin que le bleu de la mer. Mais dans la sphère publique nous faisions semblant d'être les pires ennemis.
- Mais enfin, pourquoi ça ? À ce que je sache, aucun d'entre vous n'était marié ou en couple !
- Cela faisait partie d’un jeu. Nous adorions nous aimer en secret.
- Bon, admettons que cette histoire d'amour est vrai. Pourquoi avoir continué à jouer la comédie après la mort d’Evelyne ?
- Parce que l'amour est plus fort que la mort; et je savais qu'il fallait que je garde ma contenance.
James Biniki comprend qu’il y a là un beau mystère à ne surtout pas entacher.- Donc, ce n’est pas vous.- Ce n’est pas moi.- Qui alors ?- Je n’en sais rien, mais vous devez le trouver !Biniki ordonne aux agents de libérer le suspect. Il est convaincu de son innocence. Le soir même, Biniki déambule dans la grande ville, sans but précis. Il se rappelle sa jeunesse, ses espoirs, ses illusions. Les séries télé qui ont bercé son enfance. Les histoires qu’il s’inventait et qui n’arrivaient jamais. James ne connaît pas son avenir. Il ne sait pas si la vie lui réserve des belles choses ou des plaisanteries graveleuses. Il n’est sûr de rien. Il prend une décision importante : demain, il donne sa démission. « J’ai envie de voyager et de photographier. J’ai envie de sourire à la vie, de plus me révulser à la vue d’une scène de crime, de ne plus jouer les durs à cuire. »22h, il rentre chez lui.22h30, il rédige sa lettre.22h45, il prend une douche.23h, le téléphone sonne.Il ne décroche pas. Se couche. Fait de beaux rêves. La nuit le dorlote comme un petit loup égaré dans la savane. Demain sera un nouveau jour, furieusement beau, rageusement bon.

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