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(Note de lecture) Ainsi parlait Charles Péguy, par Marc Wetzel

Par Florence Trocmé


"Un auteur digne de ce nom vit dans un perpétuel affleurement. Une masse énorme, (et non pas seulement des pensées) : des mondes veulent à chaque instant passer par la pointe de sa plume" (§ 333)

Ainsi parlait Charles Péguy
Tout le monde voit bien pourquoi relire (même par un florilège de courts extraits) Péguy : pour terrasser le médiocre et l'imbécile en nous et mettre au chant ce qui, de nous, veut bien alors s'amender ou s'ennoblir. On a les trois Péguy ici : le polémiste, le prêcheur et le poète - mais même les deux premiers chantent. C'est surprenant comme un Pascal débitant du Shakespeare, Claudel du Proudhon, ou Hugo du Bergson, et c'est bien.
Tous nos travers en prennent pour leur grade (on ressort de la lecture avec de véritables épaulettes de déserteur). Ne ressortent indemnes de ses traits cinglants ni notre prudence ("Demander la victoire et n'avoir pas envie de se battre, je trouve que c'est mal élevé" § 287), ni notre ambition ("Ils renoncent volontiers au gouvernement de soi-même; mais au gouvernement des autres, jamais" (§ 305), notre anachronisme ("Vieillir, ce n'est pas avoir changé d'âge ; c'est changer d'âge, ou plutôt c'est avoir trop persévéré dans le même âge" (§ 346), notre branchitude ("On ne saura jamais tout ce que la peur de ne pas paraître assez avancé aura fait commettre de lâchetés à nos Français" (§75), notre crédulité ("Le triomphe des démagogies est passager. Mais les ruines sont éternelles. On ne retrouve jamais tout" (§ 80), nos manies de l'attestation et de la justification ("Tout le monde sait qu'on ment toujours, mais qu'on ment moins quand on ne témoigne pas que quand on témoigne" (§ 350) ; "Une capitulation est essentiellement une opération par laquelle on se met à expliquer, au lieu d'agir. Et les lâches sont des gens qui regorgent d'explications" (§ 77), nos activismes culturels ("Ceux qui n'ont pas d'argent font de la saleté sous le nom de sabotage ; et ceux qui ont de l'argent font de la saleté, une contre et autre saleté, sous le nom de luxe. Et ainsi la culture n'a plus aucun point où passer" (§ 103), nos gestions d'existence ("Il ne faut donc pas dire seulement que dans le monde moderne l'échelle des valeurs a été bouleversée. Il faut dire qu'elle a été anéantie, puisque l'appareil de mesure et d'échange et d'évaluation a envahi toute la valeur qu'il devait servir à mesurer, échanger, évaluer" (§ 399), notre anti-militarisme hors-sol ("Le soldat mesure la quantité de terre où une âme peut respirer. Le soldat mesure la quantité de terre où un peuple ne meurt pas. C'est le soldat qui mesure le préau de la prison temporelle" (§ 280), notre sentencieuse solennité ("Une grande philosophie n'est pas celle contre laquelle il n'y a rien à dire. C'est celle qui a dit quelque chose" (§ 317), notre vulgarisatrice naïveté ("Il n'y a rien de si contraire aux fonctions de la science que les fonctions de l'enseignement, puisque les fonctions de la science requièrent une perpétuelle inquiétude, et que les fonctions de l'enseignement au contraire exigent imperturbablement une assurance admirable." (§ 83), jusqu'à l'empâtement de notre lucidité même : "L'automatisme intellectuel a une incroyable force. Vieillis avant l'âge par la fausse culture, les esprits automatiques ne répondent plus au perpétuel rajeunissement de la réalité universelle" (§ 46). C'est clair : même un distrait lecteur de Péguy se flattera, désormais, moins aisément.
Mais Péguy n'est pas qu'un malcommode ("Le monde moderne avilit, c'est sa spécialité" (§ 98), c'est un intègre ("Je hais la peur du ridicule comme une grande lâcheté" (§ 40), ou "Quand un pauvre homme a la probité dans la peau, il est perdu. J'entends perdu pour les grandeurs" (§ 95), un réaliste ("Les amis peuvent devenir ennemis. Et ils ne s'en privent pas. Et les ennemis pourraient devenir amis. Et ils s'en privent" (§ 89), un irréductible ("L'homme qui veut demeurer fidèle à la vérité doit se faire incessamment infidèle à toutes les incessantes, successives, infatigables renaissantes erreurs" (§ 88) et d'abord surtout toujours un homme profond, un homme dont la pensée ne se conçoit, n'a idée et de goût à elle-même qu'au travail ("Je ne puis oublier que je suis un philosophe. Je le dis avec une certaine fierté ..." (§ 105). Cette naturelle et constante profondeur, si peu française par ailleurs (nous savons bien tous que Simone Weil, Deleuze, Thom ou Ruyer sont nos exceptions), étonne d'autant plus chez ce maître de la litanie contemplative, cet adepte de la spiritualité d'incarnation, avec son ingénue confiance d'orphelin en Dieu, son espérance en et comme une grâce remettant de l'innocence dans l'entropie même, la baroque verve de ses versets, ses manières de créature peu à même de rassurer son Principe ...  cet homme obstiné, vindicatif et brouillon, est, oui, d'une éblouissante profondeur.  Trois simples exemples :
La vraie lâcheté, suggère-t-il, est de laisser d'autres se servir de leur courage pour tuer : "Celui qui fait, il a au moins le courage de faire. Celui qui commet un crime, il a au moins le courage de le commettre. Et quand on le laisse faire, il y a le même crime ; c'est le même crime; et il y a la lâcheté par-dessus. Il y a la lâcheté en plus" (§ 116)
La plus grande souffrance ? Devoir honorer quand même. "D'aimer ceux que l'on méprise, c'est un grand bien. Mais de mépriser ceux que l'on aime, c'est la plus grande souffrance qu'il y ait. Ceux que l'on voudrait honorer, que l'on doit honorer, que l'on veut honorer. Que l'on honore. Quand même" (§ 117)
La plus méritoire est la vertu d'espérance, car elle se condamne à ne voir que ce qui sera, à ne considérer que "le futur de l'éternité même", elle ne boit qu'à celle des sources devant jaillir plus tard : "C'est la foi qui est facile et de ne pas croire qui serait impossible. C'est la charité qui est facile et de ne pas aimer qui serait impossible. Mais c'est d'espérer qui est difficile. Et le facile et la pente est de désespérer et c'est la grande tentation" (§ 206)
Ce qu'on redécouvre aussi, grâce à ce beau petit livre, c'est une sorte de Péguy psychologue de l'exemplarité. S'il est, lui (!), chez lui parmi les héros, les génies et les saints, il sait les distinguer bénévolement pour nous. Il nous apprend ainsi à reconnaître infailliblement leur absence en nos cœurs. Ainsi, ce qu'il dit de Jésus vaut pour tout saint : "Ce que Jésus enseigne, ce n'est point à vivre comme il enseigne (...) il enseigne à vivre précisément comme il vivait lui-même avant de commencer à enseigner" (§ 180) ; ainsi comprend-on qu'un génie n'a ni loisir ni besoin de profiter de ce qu'il fonde "Les fondateurs viennent d'abord. Les profiteurs viennent ensuite" (§ 150); et que les héros de la pensée comme de l'action renoncent spontanément à l'intelligence de leur propre vie :
"Nous préférons vous le dire tout de suite : nous sommes aussi bêtes que Saint Augustin et que Saint Paul, que Saint Louis et que Saint François, et que Jeanne d'Arc, et pourquoi ne pas le dire, que Pascal et que Corneille" (§ 189)
Vraiment, ce provocateur miséricordieux et plein d'humour ("Une revue n'est vivante que si elle mécontente chaque fois un bon cinquième de ses abonnés. La justice consiste seulement à ce que ce ne soient pas toujours les mêmes, qui soient dans le cinquième" (§ 260) est, par son admirable présence d'esprit, l'occasion d'éprouver ce que nous sommes, puisque (comme le dit le § 199) le test unique, suffisant et commun est de savoir ce que notre vie fait de ce que nous admirons. Merci à Paul Decottignies (auteur aussi d'une belle présentation "Péguy l'hérétique" dans ce sobre et vibrant volume) de nous en offrir une salubre opportunité.
Marc Wetzel

Ainsi parlait Charles Péguy - Dits et maximes de vie choisis et présentés par Paul Decottignies - Arfuyen, mars 2020, 176 pages, 14 €


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