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(Note de lecture) Dominique Fourcade, magdaléniennement, par Alexis Pelletier

Par Florence Trocmé

Dominique fourcade magdanéliennementIl y a vingt-deux poèmes dans magdaléniennement et cet ensemble creuse la même ouverture au monde par les mots. Cette spécificité fait que l’ouvrage semble être à la fois un recueil et un livre. Il rassemble des poèmes écrits entre 2011 et 2020 et les classe dans un ordre qui n’est pas forcément chronologique. Ceci participe d’une construction de l’ouvrage qui se rapproche du recueil. Et simultanément, le dernier poème – qui donne son titre à l’ouvrage – attire dans son déploiement tous les autres poèmes comme la manifestation d’une même énergie à l’œuvre au fil des pages. Et c’est ce qui fait un livre dont la lecture ne laisse pas d’être bouleversante.
Il y va, tout d’abord, d’un certain lyrisme. Il faut, quand on utilise ce mot, ne pas se laisser prendre au fait que l’époque, qui a tendance à capter le sens et à défaire notre rapport aux mots, a eu la fâcheuse tendance de confondre lyrisme et pathos. Le lyrisme de Fourcade est un chant qui sait que « tout arrive » et qui, jusque dans la mort, travaille et creuse le fait de construire une langue qui n’est jamais séparée du réel : « c’est arrivé dès mon enfance, et s’est répété maintes fois depuis avec le sentiment de terreur : ça c’est l’énormité du battement d’ailes de toutes les forces d’un pigeon qui se jette dans l’air nu, risque inutile et si beau » (p.7). Ces premières lignes du premier poème du livre mettent en évidence une attitude indissociable du poème : elle participe de la manière de s’adresser à l’autre mais aussi du risque et de l’improvisation et, enfin, dans le lyrisme même, d’une disparition du moi, même quand le « je » s’exprime : « toi, ton nom m’a échappé depuis des millénaires et quant à toi, ton nom m’échappera bientôt, mais le nom de l’auteur n’importe pas » (p.8).
L’autre, c’est une manière contemporaine – c’est-à-dire inscrite dans le temps de l’écriture – d’envisager ce qui ne peut se désigner que par l’expression œuvre d’art et qui fait signe aussi bien vers les œuvres, les artistes, les poètes que vers celles et ceux qui les font passer, qui les critiquent, et qui permettent de mieux discerner l’époque.
On comprend alors que le deuxième poème « ioche » soit une sorte d’ode à Maria Alekhina, Ekaterina Samoutsevich, Nadja Tolokonniva, les trois Pussy Riots condamnées par le pouvoir russe : « syllabes investies de l’internement, odeur d’urine, elle-même à goût d’asperge parce qu’on a été obligé d’en ingurgiter d’immondes la veille, voulez-vous de moi dans l’obscurité. » (p.15).
Et discerner l’époque, c’est pour Fourcade être en mesure, dans une sorte d’à-plat, de lier l’engagement féministe à un souvenir des rondeaux de Charles d’Orléans, à un texte d’Elfriede Jelinek ou, dans le temps du livre, à l’exposition du Metropolitan Museum de New York consacrée à « Madame Cézane », en 2014. C’est, bien sûr, le troisième poème « Madame C » : « encore ces instants dont je ne saurais dire la durée parce que tout sentiment de durée s’abolit » (p.17). Il y a une sorte de concentration voire de réduction de l’époque dans les mots pour que ceux-ci puissent se déplier ensuite et saisir le lecteur. On se rappelle d’ailleurs, même s’il n’apparaît pas directement dans magdaléniennement que Fourcade est également indissociable de l’œuvre de Simon Hantaï.
Avec « Madame C », et sans doute à l’aveugle – cette thématique intervient plus tard –, toute l’économie du livre est en place, puisque « Mme C », c’est l’occasion de faire entrer avec « cycladic you » (p.16), la force magdalénienne en même temps qu’une « chanson : / c’est très aimable à toi c’est très vertigineux à toi de poser pour moi sans te balancer / ne sois pas inquiète tu n’es pas mon motif ni toi ni rien / mon motif c’est de travailler un étal de temps-espace / une simultanéité de tous les points, des harmoniques / un inaccent dur / dans ma défaite de chaque jour / une organisation un dispositif je m’affaire ne sois pas désolée » (p.22).
Le poème devient une concentration du temps dans l’instant, en même temps que l’instant accède à un déploiement sans précédent. Et c’est ainsi que « persiennes » évoque « une périssoire de tendresse » (p.24). Ici, avec la périssoire, le complément du nom donne l’impression que quelque chose surgit du passé avec tension et douceur à la fois pour affirmer ensuite que « le grand sujet est la condition féminine » (p.24) qui doit se confronter à ce que Fourcade appelle, dans un raccourci, la « syllabique mélancolie » qui concentre au féminin l’histoire de « nous les dépossédées, les dispersées » (p.29).
Parce que « la volupté d’écrire mène à la mort » (p.24), l’écriture fait face.
Le poème « 7 splash 2015 » accompagne les attentats de Charlie Hebdo, avec « Cézanne Dickinson préhistoire même propagation » (p.31). Et c’est magdaléniennement qu’apparaît l’écriture comme réponse à la sidération. Ainsi « après les attentats », le « je » dépossédé de soi qui écrit les poèmes, a posé « des garrots aux mots en sang » (p.39).
Le poème, qu’il soit écrit pour une occasion précise ou non, touche donc à une sorte d’immémorial que Fourcade affirme dans « en allumant pour tes 80 ans ». Et cet immémorial rejoint la phrase mise en exergue du poème éponyme (p.121) : the best of the old lit. is as modern as the best of the modern. En effet, cette phrase, prise d’une lettre de Lorine Niedecker à Zukofsky, agit un peu comme la matrice de toute l’écriture du livre.
Dans une perspective qui se saisit des œuvres comme ce qui donne à voir avant ou au-delà des mots, le geste de création – Lascaux, la Vénus de Lespugue dans la perspective de Cézanne, de Matisse, de Baudelaire, de Merce Cunningham ou de Pina Bausch et inversement (pour ne citer que quelques références de magdaléniennement) – est ce qui ouvre sans retrait. Voilà ce que la citation de Niedecker fait surgir avec cet aspect déchirant qui est le propre de la poétique de Fourcade : « une déchirure, ce qui s’est déchiré c’est la présence, son effet opère au seul son d’elle-même » (« dances at a gathering », p.78).
Le propre de l’époque – la nôtre, celle qui nous fait contemporaines ou contemporains de magdaléniennement – c’est que cette présence est un abîme qui fait que le poème s’écrit aussi dans le deuil. Le poème « le cap C » écrit « pour John Ashbery / in memoriam » (p.72) le formule ainsi : « le cap C / a été toute la vie merveilleux à passer / aventureux à passer / sans retour à aimer / au-delà on ne sait plus naviguer / obligatoire tel un désir / individuel universel / l’abîme sans quoi on n’est ni un écrivain ni un écureuil » (pp.67-68).
Il y a certes dans ce livre une manière de convoquer le vécu mais il faut toujours la lire dans la tension « individuel universel » où le « je » ne s’expose qu’au prix d’une dépossession de soi. « mets-moi le mors de Nocturne », poème écrit pour un numéro d’Europe sur poésie et chanson, trouve une formulation liée au chant qui pose cette expérience avec force : « dans nos métiers, dans les métiers du lyrisme, nous avons essentiellement à être le son. non pas à utiliser le son comme un outil pour traduire un sentiment ou une idée, mais à être dans le son comme mode de l’être au monde. du dire comme seul mode de l’être. » (pp.93-94).
Fourcade y expose la force lyrique de son poème au regard contemporain de la Vénus de Lespugue. Et le lyrisme consiste alors à « épouser le polémique de toute chanson en même temps que le chansonique du poème. de ce travail dans la paroi du son les adultes ne sauront rien non plus » (pp.96-97).
Ces deux dernières citations permettent en outre de souligner le travail sur la ponctuation, rythmique et respiratoire, pneumatique si l’on peut dire. Le point sonne comme une pause, et l’absence de majuscule – jusque dans le titre – dit que le poème est un toujours-déjà contemporain comme toutes les œuvres qui ont saisi le poète à l’œuvre.
Une autre phrase mise en exergue de l’ultime poème éponyme, après celle de Lorine Niedecker, peut être également considérée comme la matrice a posteriori de magdaléniennement voire de toute l’écriture de Fourcade. C’est une citation de Bataille, dans Le Petit (1943) : « mon père m’ayant conçu aveugle ».
Fourcade l’a légèrement modifiée, lui supprimant la majuscule initiale et ne retenant qu’une partie de la phrase originelle qui est : « Mon père m’ayant conçu aveugle (aveugle absolument), je ne puis m’arracher les yeux comme Œdipe. » (Romans et récits, « Bibliothèque de la pléiade », 2004, p.364). Chez Bataille, c’est notamment une manière de s’inscrire hors du monde chrétien voire de la civilisation occidentale, c’est-à-dire de s’inscrire dans ce que Fourcade nomme « étal d’un monde sans origine » (p.124).
Toute l’œuvre de Fourcade semble procéder du même geste initial. Dans Le ciel pas d’angle, le premier poème affirme : « Enfin hors du monde chrétien, je conjugue le présent, sans refus désormais ni revendication. » (Le ciel pas d’angle, P.O.L, 1983, p.12). Évidemment, tout magdaléniennement fait écho à cela depuis les Vénus cycladiques jusqu’à Merce Cunningham, en passant par Poussin, Cézanne et Rilke. « Orion s’enfonce à grands cris dans la profondeur de la nature en quête de la lumière du soleil, toutes sortes de personnes observent ou participent, tandis que le baigneur de Cézanne est debout seul dans le plan, absorbé dans son être-là, muet et songeur, comme la nature elle-même dans le plan, muette et songeuse, tous deux dans la lumière, mais une lumière morte, une lumière pour la mort. une lumière de face. ce que peint Cézanne, c’est Orion de face, Orion ayant renoncé à n’être pas moderne. Cézanne Rilke Heidegger sont les grands penseurs de la mort hors du monde chrétien. en ce sens, ils sont l’une des trames du monde moderne. » (pp.170-171). Faut-il, ici, rappeler qu’Orion est aveugle ?
Fourcade ainsi versifie le désir comme un renversement permanent qui entraîne de la mort à la vie, par cette manière magdalénienne : « sur toute la surface / le désir / trouve plus honnête / de prévenir / fût ce en une seule syllabe / qu’il est la sentinelle de la mort » (p.179). Angoisse, deuil, anxiété, mort, tout converge dans l’écrit, au risque de ce qui se découvre par le travail des mots. C’est d’ailleurs ce travail qui permet de voir la cohérence de l’écriture de Fourcade presque comme une grande phrase commencée – sans mot – dès avant Le ciel pas d’angle.
Pour preuve : le Centre Pompidou a la bonne idée de faire un nouveau tirage du texte Rêver à trois aubergines, à propos de Matisse. Ce texte avait d’abord été publié en 1974 dans la revue Critique, puis édité par le Centre Pompidou lors de l’exposition Matisse. Paires et séries en 2012. Il reparaît pour l’exposition Matisse, comme un roman. Évoquant les intérieurs symphoniques de Matisse que sont L’Atelier rose, La Famille du peintre, Intérieur aux aubergines et L’Atelier rouge, Fourcade a cette hypothèse qui est celle de toute son écriture : « S’il est vrai que l’on n’est heureux qu’au travail, et au sein du travail, seulement dans les moments où s’enclenche et se maintient le plus fort régime ». magdaléniennement est le livre de cette lancée. Heureux dans ce travail magdalénien qui fait face à une époque d’angoisse.
Alexis Pelletier
Dominique Fourcade, magdaléniennement, P.O.L, 2020, 192 pages, 21€.
Dominique Fourcade, Rêver à trois aubergines, Centre Pompidou, 2020, 48 pages, 10,50€.
Extrait
à partir de Cézanne se configurent des moments modernes antérieurs postérieurs peu importe puisqu’ils s’éclairent les uns les autres en constellation. le moment Beethoven-Hölderlin qui, dans son essence, est le plus cézannien. le moment Donatello. l’instant Cyclades syllabique. l’événementiel Lespugue-Lascaux. en chacun de ces moments se formule le désir lié à la mort. le moment raies fossiles que mon écriture me révèle et qui est celui qui me bouleverse désormais. l’épisode Dickinson-ammonite quasi les mêmes années. et, si peu après, le moment Rilke et la repensée de Cézanne par Matisse. la rencontre avec Cunningham a été d’une grande clarté. chaque moment dans sa chaux dense, dont les cristaux donnent une surface légèrement réfléchissante, étonnamment chaude. j’ai fait toutes ces expériences. s’est élaboré un nuage, ni à moi, ni de moi, une sorte d’écriture-nuage, pour les traverser
c’est l’aube, je croyais être tranquille
surgit
l’arrosage automatique
une tourterelle profite de la surprise pour se faire un pigeon
magdaléniennement, pp.181-182.


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