Anne Houdy publie Mes Jacques, lettres à Jacques Rebotier aux éditions Harpo &
Jacques, vous vous êtes insupportable. Insupportable. Vous écrivez Contre les bêtes. Vous n'êtes jamais content. Jamais content. Vous êtes contre tout ! Contre vents et marées. Contre chant. Vous êtes contre Ut ! Contre ténor. Contre les lois et contre les Japonais. Vous êtes contre votre gré. Contre ce gris, ce rose. Vous êtes en bleu, envers et contre tous ! Contre le remboursement par la Sécurité Sociale, les contre-indications avec le sport, la contracture du mollet. Jacques, vous êtes contre la gauche. Vous êtes contre le retour au travail. Contre le travail au retour, les contreparties, les petits arrangements, les messes basses. Contre la contrebasse et le contrebasson à l'orchestre. Contre les vents, les bois et le contreplaqué. La contrefaçon, le contre-espionnage. Contre la censure, le Sancerre avec le poisson, le Saumur avec le saumon. La pisciculture, la pêche à contre-courant. Contre les contraventions dans les contre-allées, les contre-avenues, contre les avenants au contrat sans contrepartie. Contre les contrepèteries. Vous êtes contre X ! Vous êtes contrit, contré, vous être contraint, contre deux, contre tous ! Jacques, vous êtes contre moi. Jacques, vous êtes contre moi... tout contre moi... Jacques ? Vous dormez...
/
Des Jacques j'en connais des centaines ! Vous n'êtes pas le premier ! T'es pas tout seul. Par exemple, je connais très bien Jacques Audiberti. Jacques Tardi, Tati, Toubon, tout ça... Attali, t'as pas lu. Toi t'as pas lu au lit Attali. En vrai t'as rien lu. Tu lis que toi. Tu lis que toi. Que toi. Que toi ! Oui c'est vrai, j'ai lu vos livres... Mais faut pas croire que j'ai pris mon pied à chaque fois. Jacques, j'ai découvert un nouvel auteur que j'aime beaucoup. Je tairai son nom pour ne pas vous, te, blesser. J'ai de nouveaux projets d'écriture et vous et tu n'en fais plus partie. En plus, vous n'êtes pas si beau que ça.
/
J'ai perdu ma liberté. Je me lève Jacques, je me pense Jacques, je me coiffe Jacques, je m'habille en Jacques, je pars travailler en Jacques, je suis tous les jours en Jacques, je ne lis que du Rebotier. En réalité je ne cuisine pas beaucoup je préfère manger du Jacques tout fait. C'est un budget. Je mange du Jacques trois fois par jour donc je mange moins de pain, j'ai enlevé le Jacques du matin, je n'en prends qu'un demi le soir, parfois juste une jambe. Je fais ça toute seule quand je rentre, des fois je fais ça la nuit, c'est mieux quand y fait noir.
Quand je rentre le soir, Jacques m'attend sur la table dans sa chemise cartonnée, pas toujours bien ajusté. Je dois le classer, je le plie, je le coupe, je le déplace, je le range sur le bureau, je le jette à la corbeille, je vais à pied à la déchetterie, j'en ai pour la nuit. Souvent je dors sur place.
J'ai vendu mon bureau, je n'ai plus ni tiroirs, ni placards, j'ai vendu toutes les portes pour me faire de l'argent, pour m'acheter du Rebotier. C'est de plus en plus cher. L'autre jour j'en ai vu sur l'étal au marché de la poésie, j'ai rien pris, ce n'était pas frais.
*
Postface de Jacques Rebotier : « J'ai reçu ces pages par courrier. C'est aussi simple, et peu supportable, que cela.
Vous-même, jadis, vous avez jeté un livre à la mer, enclos petite bouteille, espérant avec vagues que ça parvienne à quelqu'un, assez heureux aussi de pouvoir enfin vous en débarrasser. Et bing, boomerang ressac : le truc vous revient, pleine face.
Six ans durant, un flux obstiné de La Poste vous dépose, en six livredéraisons successives, d'autres petits paquets de feuilles. Vous ouvrez : mes jacques. Une Une qui gros-titre votre prénom, anonymé bas de casse, approprié possessif, démultiplié pluriel. (...) »
NDLR : un petit livre jubilatoire, merveilleusement drôle et inventif et qui, mine de rien, va chercher loin dans nos tics et nos tocs, nos emballements, nos allégeances temporaires ou plus profondes, notre dépendance à nos livres, à nos auteurs fétiches : « Jacques Rebotier est une dépendance. C’est une addiction ». Et la postface de Jacques Rebotier joue sa partition, un rien déplacée, un rien décalée : « L’altrofiction vous inventez / greffe d’autrui, demandez !
Anne Houdy, mes jacques, Lettres à Jacques Rebotier, postface de Jacques Rebotier, Harpo &, 2020, 48 p., 13€
Site de Anne Houdy
Site des éditions Harpo &