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(Note de lecture) Laurent Albarracin, L'herbier lunatique, par Jean-Nicolas Clamanges

Par Florence Trocmé

(Note de lecture) Laurent Albarracin, L'herbier lunatique, par Jean-Nicolas Clamanges" Un soir, j'ai assis la beauté sur mes genoux - Et je l'ai trouvée amère. - Et je l'ai injuriée. " Rimbaud affirme qu'au moment où il écrit, cette faute est abjurée. Mais comme lecteurs des Illuminations ou des Derniers vers, à quoi nous exposons-nous ? À l'abjuré ou à son contraire ? Lisant le dernier opus de Laurent Albarracin, la question me revient d'un coup d'aile : j'y rencontre en effet des accords, des harmonies qui renouvellent ma perception des " choses " telles que je les ressentais jusqu'alors ; mais aussi du discord, de la dissonance à l'égard de ce que j'imagine d'une expérience poétique de la beauté comme " réel absolu " (Novalis) - cette énigme. Il y a dans ce recueil des pages qui frôlent ce rivage, comme chez le Follain d'Exister, ou le Guillevic de Domaine : des vers où se trouve énoncé ce qu'on avait perçu à part soi sans en rien pouvoir dire (cf. Proust et le " zut " réitéré du 'narrateur' se souvenant d'un émoi de cette sorte). Voici donc de ces vérités sans prix, qui ont " dû venir à tout le monde et que quelqu'un s'avise le premier d'exprimer " ainsi que le formule Boileau (a) :
Les arbres se dressent
comme un vestiaire
offert à l'oiseau [...] p. 43
Jette une pierre dans le lac
pour éveiller son gouffre [...] p. 40
Ou encore, telle trouvaille pongienne : " Entre une prune et le ciel bleu/un peu de pruine/comme un rapport entre les deux/qui aurait cristallisé " (p. 19).
Cependant, si L. Albarracin s'était endormi dans cet excellent rêve (parole de meunier !), il n'aurait pas fait son œuvre propre, laquelle consiste, entre-autres, à troubler l'aise de sa lectrice ou de son lecteur par des mots, des vers ou des strophes qui rompent à l'improviste le charme de la reconnaissance. Ainsi, par exemple : " La loutre aide la rivière/à rêver dans son lit/Le caillou que tu ramasses/bouleverse ton collier ". Si les deux premiers vers suggèrent une sorte de communauté bachelardienne du monde des eaux où l'on se glisse volontiers, la suite de la strophe ne brutalise-t-elle pas quelque peu la rêverie amorcée ?
Si l'effet de surface ou de première lecture ressortit souvent aux trouvailles que j'évoquais plus haut, qu'on s'attarde et qu'on creuse un peu, et voici que s'échappe l'effet d'heureuse reconnaissance. Ainsi, tel poème juxtapose à telle strophe paraissant 'poétiquement' évidente, telle autre dont la moindre évidence, voire l'énigme, en obscurcit l'éclat aphoristique ; voici un énoncé général point trop résistant à l'intuition : " L'œil est intouchable/il s'est tellement frotté/au monde " ; voici la strophe suivante : " La perle est un peu comme/confier ton pansement/à ce qui te blesse " (p. 36) ; s'agit-il d'une glose discrète d'une fameuse clausule pongienne ? à moins que l'alliance douce-amère de ce qui soignant blesse ne renvoie aux racines pétrarquistes de la poétique albarracine (d'autres occurrences en affleurent ailleurs) ? Si l'on voit vaguement la proximité sémantique des vers 2-3 et 5-6, ainsi que l'analogie associant œil et perle, l'ensemble laisse tout de même perplexe.
Cet Herbier lunatique pourrait ainsi procéder d'une volonté concertée de subvertir l'hortus conclusus des beautés poétiques (leur anthologie) en y pratiquant des greffes saugrenues, l'une des principales techniques consistant à unifier la strophe, ou la suite de strophes, par toute la lyre les liens lexicaux, phoniques, rythmiques, rimiques, grammaticaux, etc., tout en faisant soudain basculer le poème dans l'improbable sur le plan sémantique. Ainsi : " Exposée/à l'exact/la pierre/exsude/sa main " (p. 14) : 3 syllabes pour les vers incluant 'ex', deux syllabes pour les autres. Sémantiquement, les trois premiers ont un côté 'Cimetière marin' très condensé, suggérant une sorte d'extase matérielle sous l'aplomb de Midi; mais les deux derniers rompent l'effet dans un sourire, sinon dans un éclat de rire, et le voilà congédié. Ce qui n'empêche nullement de rêver au potentiel de l'inversion finale, car si " L'argile rouge a bu la blanche espèce " et si des crânes creux sont devenus la terre, pourquoi pas l'inverse après tout ?
En termes de registres, et sans préjudice d'un inventaire plus fin, on distinguerait :
- quelques poèmes où le sentiment d'heureuse justesse 'poétique/naturelle' ressentie par le lecteur ou la lectrice ne se trouve qu'à peine violenté - souvent à la chute du texte -, les vers qui précèdent développant une continuité sémantique par narration ou amplification. (Côté 'Eluard-Guillevic' si l'on veut).
- un riche chœur de poèmes énergumènes où la séquence I, suscitant l'effet de 'miroir aux alouettes', se trouve contestée par un effet de décohérence sémantique provoqué en séquence II, lequel est simultanément mis en tension par le jeu des parallélismes et de certaines figures rythmiques et phoniques suggérant une cohésion formelle de l'ensemble. (Effet 'Rimbaud-Bannières de mai' pour qui écouterait les choses de cette oreille-là).
- et puis le côté 'Desnos' (celui de Langage cuit) : certains vers ou strophes (j'en ai trouvé treize) où un idiomatisme adroitement travaillé s'oriente vers autre chose. Ainsi : " Un coup d'épée dans l'eau/vous change l'eau en eau [...] (p. 50), où l'on retrouve le goût de l'auteur pour la tautologie, mais pas seulement ... Ou bien : " Pomme pourrie/prend ses quartiers/d'avoir été " (p. 48) dont on se demande ce qu'en eût pensé l'auteur de Signe ascendant, affirmant le caractère irréversible de l'orientation de l'image analogique comme " tension vitale tournée au possible vers la santé, le plaisir, la quiétude, la grâce rendue [...] ". Pour sa part, L. Albarracin, qui est aussi un théoricien de l'image (b), ne répugne guère aux inversions lunatiques : " Poire/laminoir/du couteau " (p. 48).
Finalement, la formule qui me vient pour embrasser d'un coup d'œil l'expérience, serait celle d'une poétique de l'anacoluthe généralisée sur les plans compositionnel et sémantique, le plan rythmico-syntaxique en demeurant à peu près indemne. Cette façon de rompre systématiquement avec l'attente qu'on vient de susciter semble d'ailleurs contaminer l'économie du recueil : les neuf premières pages concernent exclusivement la pierre ; lorsque la dixième amène le motif de la fleur, on s'attend à ce qu'elle amorce un nouveau groupe thématique... Or point du tout ! les pages qui suivent concerneront d'autres objets (ainsi d'ailleurs que pierre, caillou, fleur ici ou là), sans progressions thématiques nettes, sinon par brèves fausses amorces, jusqu'à la dernière page qui rassemble en une sorte de coda quelques-uns des motifs récurrents disséminés dans la disposition d'ensemble - page qu'on trouvera à la fin des extraits ci-dessous cité, pour ce qu'elle atteste de la dérouillée joueuse que l'auteur, en ce recueil, pourrait bien avoir administrée à son art.
Pour conclure, ce recueil de courts poèmes en vers plus mesurés qu'ils n'en ont l'air, peu avare de jeux phoniques de toutes sortes, de parallélismes propres à la poésie de tous les temps, autant que d'asymétries sans résolution; formulé dans un lexique plutôt ordinaire, mais riche en latences qui le constituent progressivement en anti-code ; procédant d'une expérience des choses que chacun peut naturellement retrouver dans l'immédiat ou par mémoire ; plein d'humour à son propre égard et malicieux envers une 'poésie' qui aurait l'infortune de se prendre au sérieux, est de ceux qui, aujourd'hui, me plaisent assez, en dépit de son côté volontariste, de quelques grincements aux articulations, et de certaines chutes de tension ici ou là.
Dans l'esprit, c'est en effet un peu comme notre vie à tous : - Tu espérais mieux ? Eh bien, voici le contraire ! - Tu désespères ? Mais voici de quoi revivre. Bien sûr, ça ne marche pas à tous les coups, et l'on jette parfois l'éponge en lisant par exemple que " L'eau est la clef/qui lave/de toutes les serrures " !
Concluons avec le sage, qu'" en tout cela le résultat est incertain, mais nous nous décid[er]ons néanmoins à [ré] entreprendre. " (c)
Jean-Nicolas Clamanges
Laurent Albarracin, L'Herbier lunatique, Rougerie, 2020, 58 p. 12 €
(a) Préface de 1674 à ses Œuvres en trois volumes.
(b) De l'image, éditions de l'Attente, 2007. Un premier état est publié sur le site de Pierre Campion.
(c) Sénèque, Des bienfaits, iv, 33, 2.

Extraits

Ajoutez une pierre dans le ruisseau
et rien n'est changé
sauf l'expérience rajeunie
d'un pas de géant
le cours des choses
dévié dans les choses (premier poème)
*
Toute la mer est une paupière
qui bat contre un grain de sable
Les oiseaux avec leur feuille universelle
récompensent des blessures (p. 17)
*
La goutte d'eau qui se détache
tombe de la lenteur dans la vitesse
comme le fruit mûrit
longuement sa chute
et comme la vie prépare
l'impromptu (p. 21)
*
Le vent se déchire
grâce aux feuilles des arbres
Elles sont les petites mains qu'il emprunte
pour qu'elles le déchirent (p. 26)
*
L'herbe qui pousse
entre ce qui n'existe pas
le démolit
lent moulin
illuminé par
son bief (p. 55)
*
Dans l'emportement du ruisseau
qui passe sur les pierres
comme une aile
comme un couteau qui racle
c'est le même qui change et ne change pas
et s'en trouve décapé (dernier poème)

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