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(Note de lecture), Isabelle Garron, bras vif, par Julia Pont

Par Florence Trocmé


Isabelle Garron  bras vifbras vif
est le dernier livre d'Isabelle Garron paru chez Flammarion en 2018. Après Corps fut (2011), le titre de ce nouvel ouvrage évoque d'abord la présence d'un corps. La poésie d'Isabelle Garron s'écrit « face au vent », le corps affrontant l'air vif. Elle se confronte à une réalité rugueuse, cherchant une prise. La poétesse s'émeut ainsi du mouvement du danseur qui trace dans l'espace un périmètre invisible, qui « anse » l'espace (p.15) le délimitant et l'embrassant en même temps. Mais le réel que la poésie doit prendre en charge est dur, il « concasse » (p.43). Le thème de la guerre, et en particulier les références à la seconde guerre mondiale qui émaillent le recueil, est la métonymie de cette réalité violente, qui blesse les corps, les mettant à vif.
De nombreuses références intertextuelles sont explicitées à la fin de l'ouvrage dans une rubrique « Pour préciser certaines présences ». On y lit une vingtaine de références « écrites » et « sonores », que l'on a saisies ou non à la lecture, de Patti Smith à Anne-Marie Albiach. Ces références se mêlent à des bribes de narration dont le jeu des pronoms floute les contours. Plusieurs figures de poète apparaissent sous divers pronoms sans que l'on sache s'ils renvoient à l'auteur, à ses modèles littéraires ou à des personnages fictifs.
Les références esquissent en tout cas une figure de poète, ou plutôt une posture face à la poésie : Charles Reznikoff, Anne-Marie Albiach, et Marina Tvsetaïeva approfondissent notamment l'image d'une poésie enregistrant le réel. Les éléments empruntés à la seconde guerre mondiale s'éclairent ainsi à la mention de Holocauste du poète américain Charles Reznikoff (1894-1976), livre qui retranscrit les procès de Nuremberg et qui est donné par la poétesse comme illisible :
J'ouvre le livre je ne peux pas. J'ouvre le livre je vais le lire et ne peux pas.   Je le fais or je ne peux pas. (p.107)

Le projet poétique se dit encore en filigrane dans cette lecture impossible : la poésie doit affronter l'indicible, l'inaudible, non pas pour dire l'insondable profondeur des sentiments, mais plutôt pour approcher la formidable violence du réel.
On découvre plus tard dans le livre la signification précise de son titre. « Bras vif » renvoie à l'histoire d'un affluent de la Seine, la Bièvre, qui se divisait en deux bras : l'un dit « vif » parce qu'il était fortement exploité par l'industrie, l'autre « mort », par opposition. Le bras vif de la Bièvre fut recouvert au début du XXe siècle parce qu'il était trop pollué ; il se jette aujourd'hui dans le collecteur principal des égouts de Paris. La poésie est à l'image de cette rivière : comme le bras vif, elle charrie les réalités nauséabondes, et en cela, elle dérange ; on voudrait la recouvrir.
La poétesse veut une poésie qui affronte la crasse du passé, la remue, la découvre au lieu de la recouvrir.
Le poème est un cours d'eau
un bras vif sur une pièce de cuivre recouvert lorsqu'il devient nauséabond aux contemporains soucieux de leur territoire   et cela en raison de l'activité des hommes sur chacune de ses rives.
(p.166)
Il n'est d'ailleurs pas anodin que le bras vif soit finalement une donnée géographique. Le rapport au territoire et à la frontière semble aussi devoir attirer notre attention, le langage ayant pour vocation, comme le bras du danseur, à circonscrire l'espace.
Le livre d'Isabelle Garron explore ainsi les possibilités et les limites de la poésie, son travail s'inscrivant dans la ligne d'une poésie réflexive, exploratoire, en prise avec le réel, telle que promue par Un Nouveau monde, l'anthologie de poésie qu'elle a récemment publiée avec Yves di Manno (Flammarion, 2017).
Mais si l'unité du livre est à trouver du côté de cette réflexion sur la poésie, le texte ne se donne évidemment pas de manière linéaire : l'écriture y est fragmentée, le fonds narratif perturbé, les parties du livre se répondant d'une manière assez mystérieuse. Les réflexions métapoétiques, des images fortes de sens comme celle de la « naine jaune », se mêlent à des éléments plus banals.
Il faut bien comprendre.
Comprendre qu'une partie du poème qui s'écrira va ainsi.
Allant il vient     aux prises avec des images comme ça parties
de là   de « on ne sait où »   de situations déterminantes   au
fond il y en a beaucoup.
(p.48)
Des bribes de discours, des actes quotidiens, une balade sur le bord de mer, un séjour à la campagne, quelques mots sur la difficulté à écrire. Une légèreté, une sorte d'intimité, s'invite alors dans le recueil.
Un de ces jours où le poème ne vient pas
alors que tout semble prêt
je marche dans les traces des roues du tracteur
qui monte chaque matin vers les enclos
(p.185)
Le livre se clôt d'ailleurs sur une scène d'écriture – scène très instantanée, ancrée dans le présent de l'écriture. Elle est au café, elle tente d'écrire, face à la baie d'Audierne (Bretagne).
D'autres moments du livre écartent aussi la dimension réflexive pour faire directement entrer la violence du réel. Comme Reznikoff, Isabelle Garron tente d'enregistrer ce qui pourra passer au procès de l'Histoire : l'homme noyé à Venise en 2017, sous les injures et les moqueries des touristes.
Puisque rédiger tient l'éveil   écrire qu'il y a 6 mois
en janvier à Venise un jeune homme
se noie.
(p.143)
La poésie d'Isabelle Garron ne se dérobe pas devant la réalité, tant devant sa violence que devant sa banalité. Le livre bras vif donne ainsi une impression générale de force et de franchise, témoignant d'un projet poétique profond, presque grave, mais mené avec retenue. On y perçoit une certaine pudeur d'avoir tant d'ambition pour la poésie : l'hésitation, la réserve, occupent aussi une large part du livre, et c'est peut-être celles-ci qui nous touchent le plus immédiatement.
Julia Pont

Isabelle Garron, bras vif, Flammarion, 2018, 204 p., 18€

Extraits

Je regarde
je regarde longtemps
le chenal s'ouvrir
en coude par une digue
et sur la droite
une anse dessiner la terre.
C'est le bon moment pour le verbe anser d'exister dans ma langue
d'en décrire le geste   qui donne
prise   si l'on veut.
Ce matin mon ami le danser
présente the Letter
son corps parle de la chorégraphie
à venir face à l'océan
je l'écoute et retourne sur le chemin
fixer la passe   noter les noms de la stèle
la beauté du paysage   le chien
à poil roux qui aboie   fait le fou attrape le bâton
à qui je demande : comment tu t'appelles ?
dans les battues du vent.
Sur l retour nous reverrons le calvaire
de granite le jaune des lichens
mon croquis n'est pas terrible   je le anse quand même.
(p.15)



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