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(Note de lecture), Eric Pessan, Photos de famille, par Stéphane Lambion

Par Florence Trocmé


Eric Pessan photos de famillePeut-être est-ce un album mais il est alors bien particulier, puisqu’aux « photos de famille » s’ajoutent des photos jamais prises (« Une pause », p. 18) ou encore des passages de réflexion pure où est interrogé le sens même de l’acte photographique (« Le souvenir », p. 35). Plus encore, un certain nombre de fragments (douze sur les cinquante-six) sont écrits en écho à des photographies d’artistes – le livre s’ouvre d’ailleurs sur un texte composé « d’après un polaroïd d’Andreï Tarkovski » – et les textes du poète sont ponctués de dessins de Delphine Bretesché. C’est donc une multitude de voix qui composent en réalité l’album d’Éric Pessan, montrant d’entrée de jeu que c’est par l’extériorité et le rapport aux autres que se créent l’intimité, le moi, le monde personnel du poète, nécessairement hétérogène.
On le voit bien : l’album photo d’Éric Pessan est loin d’être un album quelconque. D’ailleurs, il est entièrement mis sous l’égide d’une réflexion de Barthes selon laquelle l’effet de la photographie « n’est pas de restituer ce qui est aboli (par le temps, la distance), mais d’attester que cela que je vois, a bien été ». Ainsi, ce qui compte n’est pas tant l’objet photographique en lui-même que le regard porté dessus par le sujet qui, de cette manière, obtient la trace tangible de moments de sa vie qui mis bout à bout, reconstruisent une identité.
C’est bien de cela qu’il s’agit : transformer les photos de famille en Photos de famille – c’est-à-dire opérer un passage de l’image passée au mot présent pour reconquérir une identité parfois problématique :
« J’éprouve toujours la plus grande difficulté à regarder
une photo de l’enfant que j’ai été
ce visage rond
ce short rouge
ces chaussettes sous les sandales
ce regard que le polaroïd éclaircit
rien ne m’appartient plus
celui que je vois
c’est l’objet de ma mère
sa chose docile
et sans volonté
celui qui avait capitulé
la moindre expression de cet enfant
sa façon de sourire
le froncement de ses sourcils
tout rappelle ma mère
c’est son visage à elle qui affleure à la surface
de l’enfant. »
Ce poème (« L’enfant », p. 12) pose dès le début du livre les jalons d’une quête – et il est significatif, à cet égard, que le livre s’achève sur un portrait fantasmé du poète au moment de l’écriture (« Mon visage [3] », p. 114) : le parcours des photos de famille cherche à aboutir à une compréhension du moi actuel de l’écrivain. Ainsi l’album est-il bien, plutôt que l’outil d’une mesure historique du temps, celui d’une mesure symbolique de la construction de soi – et c’est cela qui importe aux yeux du poète (« Le souvenir », p. 35) :
« …au fil du temps
j’ai pris de moins en moins de photos
pour me libérer
pour faire confiance au peu que je garde
et si ma mémoire oublie
déforme
confond
tant pis
ce processus-là – au moins – m’appartient. »
Le style adopté par le poète est en accord avec cet état d’esprit où sa sensibilité prime le donné matériel : l’écriture est simple, faite de vers qui mis bout à bout pourraient être la prose la plus courante qui soit. Souvent, cette simplicité sert à mettre en parallèle de façon frappante des petits faits visuels, photographiques, et des événements plus amples, et plus intimes, comme dans « Le placard » (p. 36) :
« Sous exposée
sans qualité
la photo ne présente aucun intérêt
si on ne sait pas qu’il s’agit du placard
où tu rangeais tes vêtements
frappé par la lumière
sur une étagère vide
un mille-pattes s’est figé
avant de fuir
lui aussi. »
Le contraste entre la simplicité stylistique et la puissance des parallèles permet ainsi d’atteindre une noirceur plus proche de la colère que de la mélancolie et qui, si elle s’est apaisée sous l’effet du temps, reste néanmoins puissante. Dans son ensemble, le livre oscille entre la négativité générale du passé et de petits détails lumineux qui percent momentanément cette négativité : l’équilibre ainsi trouvé, délicat et fragile, soutient certains fragments particulièrement réussis, comme la fin d’« Un tronc couché dans la forêt » (p. 101) :
« …quand on a retrouvé la voiture après avoir cru s’être perdus
on a souri
on était claqués
nos chaussures lourdes de boues collées
il restait le trajet pour rentrer chez nous
mais pour la première fois depuis des semaines
on avait évité que les questions ne se dressent entre nous
on a roulé sans un mot
le silence n’était plus une violence. »
 
Stéphane Lambion

Éric Pessan, Photos de famille, L’œil ébloui, 2020, 120 p., 14€


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