Honnêtement il est souvent rasoir de suivre les échanges quand ils sont limités entre deux personnes, malgré tout l’intérêt que l’auteur peut avoir tenté de distiller entre les lignes. Y compris par exemple avec le fameux et immense succès remporté par Quand souffle le vent du nord, écrit par Daniel Glattauer.
Il n'en est rien avec le livre tricoté par Cécile Pivot parce qu'il y a plusieurs protagonistes, de tempéraments très différents, ce qui ouvre autant de possibilités de styles, et de manières d’écrire.
En souvenir de son père, Esther, une libraire du nord de la France, ouvre un atelier d’écriture épistolaire. Ses cinq élèves composent un équipage hétéroclite : Jeanne une vieille dame isolée, Juliette et Nicolas un couple confronté à une sévère dépression post-partum, Jean un homme d’affaires en quête de sens et Samuel un adolescent perdu qui
depuis un an prend les choses comme elles viennent.À travers leurs lettres, des liens se nouent, des coeurs s’ouvrent. L’exercice littéraire se transforme peu à peu en une leçon de vie dont tous les participants sortiront transformés, y compris l'initiatrice du projet.
Du coup il ne s’agit pas complètement d’un roman épistolaire, comme on a eu l’habitude d’en lire. Ici on ne s’ennuie jamais. Et l’auteur se permet aussi de mettre en quelque sorte du liant entre les morceaux puisqu’elle ne s’interdit pas de nous donner son point de vue sur la manière de vivre de ses personnages. C'est très intéressant qu’il y ait autre chose que les lettres même si l'ajout de cette voix apportant des parenthèses entre elles a dû compliquer ce qu'on pourrait désigner comme une "post-production" au moment d'architecturer définitivement l'ouvrage.
Le personnage d'Esther annonce malgré tout au début qu'elle fera progresser chacun en écriture, et c'est logique puisque c'est un atelier. L'auteure occulte néanmoins cet aspect, en n'intégrant jamais les corrections de l'animatrice, ce qui en fin de compte allège le roman dont le propos n'est pas d'étudier comment progresser en écriture. Elle se limite à quelques indications, comme par exemple en pointant les répétitions de Samuel, ou l'emploi des adverbes par Jean. Cela étant on remarque au fil des lettres que ces travers s'atténuent.Cécile Pivot a d'autant eu raison de procéder ainsi que Esther étant elle aussi une des participantes à l'atelier il aurait été très compliqué de lui faire changer de casquette entre chaque courrier. La libraire souligne elle-même la difficulté de prendre garde à séparer notre conversation de ce qui a trait stricto sensu à l’écriture (p. 23).
Ce qui est véritablement passionnant c'est de voir les personnages vivre et évoluer comme dans une pièce de théâtre. Chacun a de grosses difficultés dans la relation à l'autre et Esther a raison de croire profondément qu’on peut se reconstruire avec l’écriture (p. 22) à condition bien sûr de ne pas s’écrire pour rester à la surface des choses et se parler franchement (p. 28).
Elle-même y trouve du réconfort puisque c’est en souvenir de la correspondance entretenue avec son père qu'elle décide, deux ans après sa mort, d’ouvrir un atelier épistolaire. Ils me manquaient, lui et ses mots, dit-elle p. 72.
Elle lance l'atelier par une question : contre quoi vous défendez-vous ? extraite de Garçon, de quoi écrire de Jean d'Ormesson et François Sureau (Gallimard/Folio), n’exigeant pas d’y répondre longuement. Quelques mots suffiront . Chacun peut donc s'exprimer franchement car elle ne demande pas de se justifier. Par contre, dans leur premier courrier, ils devaient expliquer leur propos, ce qui ouvrait doucement la porte à l’intimité.
Comme ils sont savoureux les exercices qu'elle leur impose quand ils ont pris de l'assurance ! Esther lance des défis, et se tient aux trois mois d’échange qui ont été fixés dès le départ (alors que le lecteur en aimerait encore plus). L'un d'entre eux, qu'on pourrait intituler l'Homme au teckel (p. 133) est particulièrement réussi.Cécile Pivot a choisi d'aborder des sujets sensibles comme l'idée reçue selon laquelle une femme qui ne désire pas procréer est incomplète (p. 36) ou la dépression post-partum (dont les symptômes sont décrits p. 38) à propos de laquelle circulent énormément de tabous, ce qui justifie que Juliette dise que toutes les victimes d’une dépression du post partum connaissent la honte et la culpabilité (p. 39).
Il y a aussi cette anecdote véridique de la cabine téléphonique (p. 166) dite cabine du vent qui existe réellement à Otsuchi et qui motive pour Samuel un voyage au Japon, où se terminait aussi son livre précédent, Battements de coeur (2019). Un homme a décidé d'installer dans son jardin une véritable cabine où les visiteurs peuvent aconverser avec leurs morts. cela peut sembler farfelu, mais pas moins que ne l'est le téléphone (en général un appareil ancien, avec combiné et fil, bien entendu non raccordé au réseau) que l'on trouve dans les classes de maternelle. L'enfant inquiet ou triste est invité à le décrocher et à raconter à sa maman ou son papa ce qui le préoccupe. Et ça marche très bien. la verte apaisante est remarquable.
Chacun d'entre nous se reconnaitra plus ou moins dans l'un ou l'autre. Ils sont si différents que c'est très plausible. Ils donnent au roman un coté initiatique qui est très agréable. Pour ma part j'ai souri à la citation de Landemaine (p. 33) comme référence ne boulangerie, lequel n'est pas si "célèbre" que ça, et je suis bien d'accord comme vous avez pu le lire ici il y a sept ans déjà.
Ceux qui voudraient poursuivre dans cette veine pourront se plonger dans la correspondance de François Truffaut, Françoise Dolto, ou les lettres échangées pendant 15 ans entre Albert Camus et Maria Casarès (qui lui est tombé des mains), ou encore les poèmes à Lou de Guillaume ApollinaireCécile Pivot reconnaît la première qu’on ne s’écrit plus. Pourtant elle adore recevoir du courrier. Souhaitons que son livre fasse des émules !
Les lettres d'Esther de Cécile Pivot, chez Calmann-Lévy, en librairie depuis le 19 août 2020Les indications de page correspondent à une version numérique de 188 pages.