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(Note de lecture), Siegfried Plümper-Hüttenbrink, Jeux de lecture, par Françoise de Laroque

Par Florence Trocmé


Prenez-le vivant !

Lecteur SPH
Un jour, parce que je lisais, que ma main qui tenait le livre n’avait pas fait signe, un car en légère avance sur son horaire ne s’est pas arrêté, me laissant au bord de la route. Ma position, debout, dos appuyé au poteau indicateur de la station et ma valise n’avaient pas suffi à faire de moi une voyageuse. La lecture m’avait-elle frappé d’invisibilité ? D’une si grande insularité qu’on n’imaginait pas que je puisse avoir l’intention de me rendre à Nîmes pour prendre un train ?
Je n’ai pas l’habitude en écrivant à propos d’un livre de raconter mes souvenirs personnels mais là, auteur et éditeur se sont entendus pour le loger dans une couverture miroir et j’y vois d’emblée mon reflet. Le lecteur, dès la saisie en mains, entre dans le jeu.
La position du lecteur est certes ambigüe. Si l’on considère celui de Brême, photographie prise par l’auteur, il pourrait être assoupi. La prise de vue inclinée l’ôte, avec le paysage à l’entour, de la verticalité ordinaire. S’il ne dort pas, il est en tout cas injoignable, la main qui touche le front protégeant du monde extérieur un regard pourtant déjà confisqué par le livre. Si le lecteur est vivant, quelle est cette vie qui se manifeste si peu ? Le lien entre le corps de chair et le corps de papier (Leseverbindung) que suggère la posture et qui reste impalpable pourrait-il n’être que du vent ? L’écrit se transforme-t-il vraiment en lu ? S’agirait-il d’une comédie ? Au point que Siegfried Plümper-Hüttenbrink déclare seuls lecteurs avérés, Shelley et Segalen, chacun trouvé mort avec un livre. Une mort à deux comme preuve absolue d’amour.
 
Le doute ne touche pas que l’observateur. Il atteint au dedans le lecteur. Comment sais-je que je lis vraiment ? Que je suis en phase avec l’auteur, reste dans ses pas, ne divague au gré de mes propres correspondances ? Puis-je me fier à cette voix intérieure qui m’accompagne ? Qui n’a d’autre témoin que moi depuis que nous pratiquons la lecture silencieuse. La lecture a d’abord été chorale comme S P-H nous le rappelle en évoquant la surprise de saint Augustin découvrant saint Ambroise engagé dans une lecture « sans aucun bruit de syllabes ». Une émancipation qui a inquiété dans la mesure où le lecteur se soustrait à la communauté, au contrôle qu’elle peut exercer. Dans notre histoire personnelle, nous rejouons cette émancipation quand nous cessons de compter sur notre mère ou grand-mère pour nous lire les contes de Grimm. Nous apprenons à nous faire dire nous-mêmes. Les yeux se mettent à déchiffrer les signes les convertissant en paroles et la bouche progressivement abandonne l’articulation. Dans ce silence gagné de haute lutte, la voix ne s’éteint pas pour autant. Elle trouve un autre mode, guidée par l’oreille déjà prête. Exercée à écouter le livre. C’est par l’oreille que la plupart de nous entrons en lecture. Mais une voix de fond d’oreille a quelque chose de suspect : à la fois celle du livre et la mienne, perceptible et silencieuse, off et intérieure, « extime », résume S P-H. Troublant, de se sentir en même temps seul sur une île déserte et habité, « hôte ou l’autre d’un autre qui vous ventriloque au passage. » Le lecteur se signale, au monde, par un retrait et, à lui-même, par un dédoublement. Dédoublement plus complexe encore quand la voix de fond d’oreille est double dès l’origine, française et allemande. L’étonnante homonymie en français à la première personne du présent du verbe être et du verbe suivre inspire à S P-H ce leitmotiv : « le lecteur que je suis » où l’identité déjà dédoublée par la grammaire se trouve animée d’un constant mouvement. Se définir lecteur oblige à se lancer dans une lecture-poursuite de soi d’autant plus serrée qu’il faudrait, pour se reconnaître en lecteur, le prendre de court, sur le fait, vivant, avant qu’il ne s’absente, se confonde avec silhouette, ombre, fantôme sans plus de nom.
Pourtant la lecture fait des adeptes. Quel bénéfice attendre d’un retrait, d’un dédoublement ? S P-H déclare n’avoir rien d’un érudit et même si, sur ce chapitre, le livre témoigne contre son auteur, nous comprenons qu’un grand lecteur, avec ses larges rations quotidiennes de lecture, ces heures passées dans une forme d’inertie, s’étonne de n’avoir pas pris de poids et de pouvoir toujours courir léger. Les livres qui, lus, se referment inentamés, sont des vade-mecum, des compagnons de route dont certains sont préférés et retrouvés, mais le lecteur qu’ici nous suivons, quelle que soit la durée de sa halte, va son propre chemin.
Au lieu de remplir des filets, plutôt pêcheur à la ligne, il attend patiemment que ça morde. Pour ce style de pêche, toutes les positions, les méthodes sont autorisées. Lire de jour ou de nuit dans son lit, dans le silence d’une bibliothèque, feuilleter debout dans une librairie, parcourir la page en diagonale à la John Cage, recommencer sans cesse sa lecture pour que le même devienne différent, saisir l’analogie entre le texte et le paysage vu du train, ânonner l’écrit, l’épeler, le crier à tue-tête...  Tout à coup arrêt sur phrase, sur mot et même sur lettre, ou dans l’entre-deux des langues.
La lecture pour S P-H ressemble à la photographie : le texte joue le rôle du négatif, la lecture du bain révélateur. Plus que comprendre, il s’agit de développer. Même si pour S P-H le négatif photographique, comme la forme négative de la grammaire, « ne nie pas ni n’annule mais soustrait par voie d’empreinte » et si la révélation magnifie le texte d’origine, l’image où le lecteur fond au noir le texte reste audacieuse. Tout comme ce rêve d’une lecture « à nu avec la peau par voie d’empreintes et d’imprégnation », allant même jusqu’au tatouage du livre sur la peau du lecteur ou encore ce rêve, qu’il fait cette fois en dormant, dans lequel des livres sont enduits d’une colle blanche qui les rend au blanc d’avant l’écriture. Livre baigné, marqué, déterritorialisé, effacé, anonyme, « dégriffé » ! Sous l’extrême délicatesse et douceur des Jeux de lecture, le lecteur que nous tentons d’être ne voit-il pas se profiler une ombre d’agression, sans doute amoureuse, chez le lecteur que nous suivons ? Un fantôme sortant ses griffes ? Qui, finalement, s’absente dans la lecture ? Le lecteur ou le livre ?
Les deux peut-être. Il est incontestable qu’existent des savoirs négatifs. Et des savoirs insus dont il faudrait prendre conscience et reconsidérer. Du négatif que l’auteur donne en partage au lecteur. Les lectures que S P-H choisit sont de celles qui désapprennent à voir. Soustraient. S P-H présente sa lecture de Ludwig Wittgenstein comme une purge radicale. Le Tractatus qu’il a tardé à aborder finit par lui parler mais sans voix d’auteur. S P-H admire un penseur capable de se situer à la fois comme hors du monde et du langage, tel un extra-terrestre qui découvrirait en même temps les deux et démonterait non sans un certain humour « le bâti de la langue » dans lequel nous ne sommes que trop installés. Et pourtant dans cette position extrême, en bout de langue Wittgenstein est bien vivant sur cette photographie de 1950 dans le jardin du logicien anglais G.E. Moore : portrait de face, regard levé qui porte loin au-delà des mots, dont la vacance contraste avec la main assertive qui saisit l’autre main au poignet, « nous montrant à poing fermé ce qu’il ne saurait dire ». Une présence-absence au monde saisie sur le vif qui fascine S P-H. Alors que la photographie qu’il donne de lui-même, probablement prise au flash dans un miroir, de toute façon un contre-jour, « vire toute chose en négatif de telle manière qu’elle fasse indissociablement corps avec son ombre. » Ainsi l’auteur fait-il corps avec son ombre sans visage, se détachant, au premier plan, en léger déséquilibre, sur un fond clair peuplé d’autres figures indistinctes.
S P-H a des affinités avec l’ombre. Avec celle qu’il choisit en illustration d’une phrase de Wittgenstein, l’ombre qu’un élément de construction détaché, hors de sa fonction première, sans plus de raison d’être, laisse pourtant sur le sol. Avec la sienne, qu’il photographie, attentif, dans leurs promenades communes, à ses éclipses, ses surgissements, ses ondulations. Et qu’il traite d’« éclaireur » tout comme l’éclaire l’illisibilité dans la lecture, « cet angle mort, de pure illisibilité, qui nous rive au texte, et l’anime, l’éclaire – littéralement le fait avancer en éclaireur dans cette part d’obscurité dont nous l’affectons, ou plutôt :  l’obombrons. »  L’ombre est incitative. Elle guide jusque dans les Enfers. Elle pénètre les blancs d’un texte, l’inécrit. Elle projette le lecteur plus loin que les mots, vers ce qui s’inscrit dans le livre sans y avoir été écrit. L’ombre précède mais suit aussi, mémoire d’autres lectures et quelle que soit sa direction renvoie au lecteur l’image de son propre corps de mots. « Illisible, il (le texte) ne l’est que de ce qui de nous s’auscultant aveuglément en lui, nous devient soudainement visible au touché. » Cette fois, c’est le corps du lecteur qui fait office de camera oscura. Les rôles s’échangent. Trafic d’ombres.
« Visible au touché ». Le toucher remplace les yeux quand ils ne perçoivent plus. Le lecteur met la main dans le texte. Prend la main. Ecrit. L’écriture serait-elle la preuve que l’exercice de la lecture n’est pas vain ? Et l’écrivain, que le lecteur qu’il n’a pas cessé d’être, est bien vivant ? Développer par écrit la question, comment l’écrit devient-il le lu, l’inverse en comment le lu peut-il s’écrire ? Car c’est bien un livre que nous tenons dans nos mains, un « livre d’écriture », dit Éric Pesty, ce qu’il souligne par le choix de son Index : au lieu d’un inventaire des livres cités, il dresse, comptabilisant les occurrences des mots favoris de l’auteur, son profil conceptuel. Mais pourquoi écrire dans l’ombre des livres ? Elle favorise questionnements, paradoxes, l’exercice du négatif, la confrontation des langues, l’exploration de l’inécrit, sans empêcher que l’écriture sorte du labyrinthe et de tant de frayages avec une élégante assurance. L’ombre couvre en fait tout le champ de la langue, des langues. Y suivre des explorateurs est une aventure qui vaut les contes « à dormir debout ». Tout en traçant un chemin pertinent qu’un autre lecteur pourra emprunter, l’auteur lit avec plaisir Wittgenstein comme de la science-fiction ou écoute chez Walter Benjamin le « bruire du temps ». Chaque langue invente une stratégie différente pour combler ses insuffisances, son échec puisqu’aucune n’a pu vraiment toucher un réel dont cependant on ne peut douter. Ich weiß das diese Welt ist, dit Wittgenstein. Les mots sont des ombres approximatives qui obombrent mal, tantôt abritant deux sens inverses dans un même corps (personne), agglutinant des éléments contradictoires pour faire un sens (without), commençant par annuler pour dire le temps qu’il fait (ein blauloser Himmel ou encore il ne pleut pas)… La langue ne renonce jamais dissimulant ses bégaiements sous la tautologie, la distance infranchissable sous le littéral, se convaincant de son pouvoir dans le performatif. Les mots et les images à leur tour projettent des ombres (« Das Bild muß nun wieder seinen Schatten auf die Welt  werfen ») et nous n’avons pas le moyen, contrairement aux histoires de vampire où justement les vampires n’ont pas d’ombre, pour distinguer dans notre monde celles qui pourraient participer d’un réel. Un espace si foisonnant qu’une écriture consciente des ombres et de leurs mouvements frise sans cesse la fiction. Ombre d’ombres, preuve de rien, elle est cependant une épreuve vécue à fond. C’est ainsi qu’au théâtre d’ombres on peut mener une wundervolles Leben. Et dans un livre de haute lecture achever son développement par un geste de conte ou de roman, tendre une rose que le lecteur reçoit, sans savoir si elle vient de Gertude Stein, d’un vide-grenier ou du jardin.
Françoise de Laroque

Siegfried Plümper-Hüttenbrink, Jeux de lecture (Lesespiele), Eric Pesty Editeur, 2020, 192 p., 18€

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