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(Note de lecture), Alexis Pelletier, Le Présent du présent précédé de Il faut que tu me suives, par Serge Martin

Par Florence Trocmé


Lepresentdupresentalexispelletierctarabuste_5ea992176564e576670322Le titre peut suggérer un recueil de deux livres quand il ne s’agit que d’un seul livre, assez épais, qui n’aurait pas trouvé un seul titre parce qu’il en aurait d’ailleurs d’autres qui le travaillent : alors deux qui résonnent par le présent redoublé voire intensifié dans le premier titre – il faudra y revenir – et le défectif qui le double par l’injonction qui n’est pas sans sous-entendre un déplacement décisif de l’ontologie, pourtant suggérée par « le présent du présent », vers l’activité, le déplacement, le passage – pour reprendre à un certain Henri Michaux que l’auteur de Mlash, ce Plume du XXIe siècle, ne peut que suivre, c’est-à-dire continuer à sa manière, dans des réénonciations inouïes.
Oui ! il faut suivre Alexis Pelletier dans ce gros livre d’embarquement de tout ce qui fait voix, « plusieurs voix dans une voix ». C’est un impossible qui nous tire tout au long de ce monologue entièrement dialogique, ne cessant de nous mettre au présent de notre lecture, de la lecture d’une « somme de plusieurs instantanés / mis bout à bout tant bien que mal », où la modestie du résonneur ne peut masquer la force de l’activité de résonance qui ne cesse de nous tirer en avant, c’est-à-dire d’inventer le poème d’un « je ne sais pas vraiment qui tu es » où la recherche porte justement sur le « vraiment », sur le « chaque jour / plus fort » d’un « entre nous »  qui veille sans cesse à défaire toutes les rhétoriques aussi bien de la transparence que de la concordance. D’où la puissance des leitmotivs dans ce livre, cette petite musique d’une relation de la relation, qui sans ses rimes intérieures ne tiendrait pas autrement qu’à se répéter « inlassablement » alors que justement la répétition construit ici d’infimes différences qui font autant de variations approfondissant, de reprise en reprise, une réénonciation, une voix continuée depuis celles, plurielles, des références qui ne cessent de frapper à la porte du poème, lequel écoute, écoute autant d’écoutes. Parce que comme écrivait Char, cité, « Le poème est toujours marié à quelqu’un » !
Mais ces reprises en avant des références opèrent comme les ressouvenirs en avant de Kierkegaard. Inutile ici de lister les innombrables références autrement qu’à inciter chacune et chacun à s’y retrouver autant qu’à s’y perdre (« Ce qu’il faut accepter en fait / c’est que le partage des références n’existe / pas vraiment et que ce n’est pas grave ») car la référence pour Alexis Pelletier, vieux problème qui ne cesse de travailler son poème (je n’oublie pas ses Références en chemin de fer de 2003 chez le même éditeur), n’est jamais de l’ordre d’un repère, comme on le dit d’une vérité établie, partagée sans discussion, vouée à ne pas bouger ainsi que scolairement une œuvre deviendrait classique et donc patrimoniale, monumentale, inaltérable, inusable. La référence, pour le poème-Pelletier, est de l’ordre d’une force qui, avec combien d’autres, porte le poème vers son inconnu, vers l’inconnaissance des références qui s’accumulant, se tissant des unes aux autres, ne se contentent pas de constituer un intertexte mais engagent un corps-langage (« cette musique interne du corps ») : « de la voix bien au-delà des références ». Les références, d’autant qu’elles semblent s’accumuler dans des accélérations que parfois on peut peiner à suivre à moins qu’on ne se raccroche à leurs reprises internes, d’un livre à l’autre, dans ce même livre, ne constituent que des embrayeurs vocaux du poème : « Tu me suis n’est-ce pas // parce qu’il le faut / même si tu ne comprends plus rien » ! De l’ordre de l’abandon, du parcours, et non du repérage, du voyage, le poème d’Alexis Pelletier nous porte là où nous ne pouvons savoir, loin de nos repères qui limitent les références à ces balises qu’aiment les académismes poétiques et sociaux. Il nous emporte dans la relation de la relation, ici appelée le présent du présent : « Et tout déboule en un éclair / je te vois dans le livre / tel qu’il pourrait être et ne sera jamais ». Ce déboulement vertigineux et inimaginable, voilà le poème qui vient, va et emporte, son auteur comme son lecteur.
Ce serait réducteur alors de concevoir un tel poème comme narratif suivant une trame chronologique d’un vécu, si ce n’est argumentatif suivant également une trame logique d’une réflexion assise sur une théorie de concepts opératoires. Alors même qu’il paraît raconter l’histoire d’une pensée (relationnelle et pour le moins amoureuse) ou qu’il semble dérouler la pensée d’une histoire (relationnelle et …), il ne s’agit pas d’un voyage dans les mots comme le consommateur en poésie (littérature, musique, art…) habitué au tourisme des croisières plus ou moins luxueuses, vaniteuses voire ludiques, pourrait le croire. Un tel mode de lecture, assez courant à vrai dire quoiqu’on en dise, raterait complètement ce qui justement en fait un parcours vers « tout ce qu’il reste à apprendre » d’autant que le poème le dit : « Je suis un poète sans mots ». La réduction touristique même affublée de procédures scientistes (prédicats, thèmes, procédures…) déferait le parcours des métamorphoses que déploie un tel poème, au point de ne plus savoir in fine qui nous sommes, quel lecteur même, autrement qu’à nous en tenir à ce « présent du présent », à cette voix qui appelle une résonance, une reprise, une réénonciation, un « suivez-moi sans savoir ».
Tout le premier livre de ce livre double tient entre deux morceaux qui titrent « Placer une voix ». Alors, pris par ce problème, par cette exigence d’écoute, « la voix se déplace encore au loin ». C’est vers et par de tels déplacements que le poème met le cap, qu’il porte toute son attention comme, par exemple, avec ce leitmotiv qui va lancer le second livre du poème : « il fait tout le temps jour dans ce livre ». L’obsession de l’écoute fait le poème, sa valeur autant que sa définition. S’en tenir au plus près d’un dire qui est le plus souvent tout silence, du moins qui ne cesse de le creuser, ce silence comme un cœur battant. Parce que le poème toujours dans l’en avant des références y déplie leurs silences, « cette matière à glissement » : « cela me tient et sans savoir aussi / si cela tient ». Tenir voix avec « des essais de rythme » qui font comme le journal d’une relation, lien et récit emmêlés, qui emportent les lieux et les moments dans un présent qui est l’activité d’un faire jour : à la fois éclairer, mettre au jour le lieu comme toujours un ailleurs devenu chez soi, et annoncer, porter ce jour à hauteur d’un maintenant du dire, « avec les vieilles citations qui reviennent », « cette immédiateté ». Tout le livre alors est ce maintien éthique et poétique, politique et amoureux.
D’où le parcours de ce livre qui relève d’une déambulation parfois ivre, titubante, claudicante, toujours errante, volubile et retenue à la fois. Cette marche à l’aveugle (« encore la nuit »), mais qui s’y tient, dans sa déambulation, ouvre alors à des visions puissantes, des forces de dire rares qui ne s’obtiennent que dans et par la tenue du marcheur, diseur, raconteur, penseur, ce je qui ne tient que d’un tu – tension amoureuse d’une énonciation au carré, non sans un fond de mélancolie : pas celle qui pousse au retrait mais bien celle qui ronge jusqu’à « correspondre ». Ce livre de divagations avec ses vagues à l’âme et au monde est un montage quasi cinématographique de ce qu’on appelait fantaisies, cet art d’introduire l’instable dans la littérature, la poésie : « une autre déclinaison de / rien ». Pas du tout un nihilisme qui la jouerait cynique comme il est de bon ton chez certains romanciers (et poètes ?) à succès qui ainsi joue la maîtrise du rien. Non ! cette instabilité avec tout l’indéterminé cherche à « dire en un instant la force d’une attente », certes dans et par des manières presque clownesques (en cela ce livre sérieux résonne avec le rire de Mlash) : « quelque chose d’une pantomime / qui se prolonge en ne se fiant à rien » ; ou encore « quelque chose de la rengaine ». Le « rien » tire en avant tous ces « quelque chose ». En avant d’une danse, d’un poème. Tout le livre, dans et par ses deux livres enchaînés dans un continu du dire déambulant, du dialogisme vertigineux « pour dire qu’en fait c’est sérieux / et ça ne l’est pas », tourne autour de ce « quelque chose » : « la main sur ton épaule ou sur tes seins » avec « le désir que j’ai de toi / est un présent du présent ». L’intensification passe alors par ces balbutiements vers « une voix » pour « apercevoir/ l’inconnu en te sachant/ toujours autre que ce que je sais de toi ». Cette montée en voix est une montée en relation qui augmente l’altérité au cœur même d’une co-naissance, dans laquelle le lecteur se voit embarqué, sommé qu’il est de se « transposer » sachant « qu’il n’est aucun point d’application ». Il y a dans ce livre une épreuve : celle d’une mise à nu dans « le trou du présent », lequel « n’est pas une douleur/ mais plutôt une chance/ de se confronter à l’impossible ». Tout le défi fait à la lecture par ce livre qui prend à bras le corps, la voix, « l’incondition humaine ».
Serge Martin

Alexis Pelletier, Le Présent du présent précédé de Il faut que tu me suives, Tarabuste éditeur, 2020, 328 p., 20€


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