Alexis Pelletier a publié récemment Le présent du présent précédé de Il faut que tu me suives aux éditions Tarabuste.
Suffit-il donc que tu paraisses
et c'est le présent mis au carré
avec ceci que tout ce que j'essaie d'écrire
voudra se limiter à
la conjonction et
j'entends le bruit de la mer et
celui du vent et
je viens de voir ton bras alors qu'il fait déjà jour et
j'ai un peu froid et
l'application à tenter d'écrire
se passe comme si toujours
il fallait ajouter une chose
une autre chose et
encore une autre
à ce qui est déjà venu jusqu'au poème
et cela dure sans vraiment que je sois
en mesure d'expliquer pourquoi
cela me tient et sans savoir aussi
si cela tient
et avec cette matière à glissement
manifeste dans les deux derniers vers
de la précédente strophe quand
je coupe aussi si par une fin de vers
pour éviter
mais jusqu'à quel point
de faire surgir quelque chose
d'une Impératrice et la manière
qu’avait Romy Schneider
de dire à Helmut Berger devenu Louis II
ces termes délicieusement accentués
Mon cousin
(…)
et quand je dis que tout s'arrête
il ne faut pas croire que
ce soit une image ou plutôt
s'il y a une image
c'est celle d'une voie sans issue
j'ai trouvé quelque chose ou si
je retrouve ce que j'avais déjà vu
puis oublié et pire encore
je sais que je suis installé dans une manière
dont je ne peux sortir
si ce n'est en disant cela
je t'aime pour les mots que tu donnes
même si tu ne les lis pas
et si moi-même je les lis vraiment
je ne sais pas
souvent je me contente de
lever les yeux regarder par la fenêtre
me déprendre des mots donnés
puis revenir à eux
c’est-à-dire à ce qui
affleure en eux
la grande instabilité
qui fait qu'on ne sait jamais
ce qui va suivre
et si ça vaut vraiment l'énergie
passée à regarder ou écouter
les arrière-plans et les trouées imprévues
comment par exemple
l'offrande et la différence qui remontent
par latin à la même origine
offere porter devant
differe porter dans des sens divers
et tout ce qui tremble là
quelque chose de l'amour
quelque chose d'un transport
cela vient dans l'énergie
de l'écriture et de nommer cela
c'est exactement toucher
la voie sans issue
quelque chose comme
ça y est
il faut que je m’arrête un temps
jusqu'à ce que l'évidence
saisisse encore
(...)
ne jamais savoir ce qui s'écrit
avant que ce soit écrit
dans le temps qui pèse un peu plus fort
qui n'a pas de sens
et qui poursuit
une espèce de marquage
ou bien quelque chose
d’un tressaillement
dans l'air
un cadeau
ce n'est pas exactement cela
mais ça prend
je ne sais pas comment
c'est à la fois dans le corps
et presque à côté
un peu comme un membre fantôme
ou peut-être ce que certains
appellent la voix intérieure
et qui n'est pas du tout situable
c'est là et ça vient dans les mots
construire l'espace à l'aveugle
l'a nuit peut être fraîche et humide
c'est là et presque ce n'est pas
totalement rien
le jour aussi peut être écrasé de chaleur
cela peut aussi être là
et très minime
moments légers
sans hésitation
où tout coïncide avec le dire
ou avec le temps qui passe
un don
moments également instables
puisque toujours
quelque chose comme un écart
menace de passer à côté
de raviver les tensions
et à côté de ces moments
ou plutôt contre
à moins que ce ne soit en eux
quelque chose
qu'on peut appeler
fantaisie ou encore
apparition
toutefois sans donner
un sens chrétien à ce dernier mot
ou une force romantique et pathétique
à la fantaisie
ce n'est pas une invention sans forme
mais une capacité à recevoir
des apparitions tout en parvenant
dans la même énergie des vocables
à les susciter chez autrui
et je voudrais tant que ce fût chez toi
dans ton corps
sans hésitation alors
le dire coïncide avec
l'instabilité de l'instant
ou avec le temps qui passe
et c'est à toi de rire
peut-être de la naïveté
qui consiste à trouver
dans le geste d'écrire
la familiarité entre l'instant et l’instable
alors exactement sais-tu bien ce que c'est
de beaux alexandrins qui disent l'ignorance
en syllabes par six arrivent sur la feuille
c'est une discipline un jeu et comme un sport
ce n'est pas difficile et ça entraîne loin
dans l'oubli de ce que je cherchais à trouver
tout en te proposant de marquer l'énergie
qui traverse le corps et s'appuie sur le vide
tu t'arrêtes et tu regardes ce qui est
au dehors sans doute pas au dedans pas plus
tu ne sais toujours rien de ce qui peut venir
marquer ou masquer
est-ce vraiment différent
un poème par la fenêtre
est-ce cela
un poème ou un bloc de charbon qui dessine
l'espace à moins que ce ne soit une façon
plus sourde de prendre ce qui passe et d'aller
là où les mots ne ressemblent plus à personne
et que peut-être c'est moi qui viens à la page
alexandrins pour penser Antoine Emaz
et saisir avec lui
qu’on tente dans l'écriture
d'aller au bout de l'épuisement
de quoi
d'un mot qui aura toujours
plus de ressources que celles
qu'on veut bien lui donner
Alexis Pelletier, Le présent du présent, précédé de Il faut que tu me suives, p.142-143, 245 et 246, 247-251, éditions Tarabuste, 2020.
Contribution d’Ariane Dreyfus