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(Note de lecture), Maxime Actis, Les paysages avalent presque tout, par Laurent Albarracin

Par Florence Trocmé


Maxime Actis  les paysages avalent presque tout   Voici un livre qui bat en brèche tous les attendus du « poétique », du type signe ascendant ou révélations sur l’être. C’est un texte presque entièrement narratif, composé de fragments accumulés au fil d’une errance dans la géographie européenne : Grèce, Balkans, etc. Le narrateur, puisqu’il y a bien récit, fût-il morcelé en autant de moments qu’il y a de paysages traversés, consigne ce qui ne constitue pas vraiment des impressions mais plutôt les menus faits et gestes du quotidien, des propos rapportés et parfois des réflexions désabusées. Ce qui frappe d’emblée, c’est la banalité de la remarque dont est fait le poème : à mille lieux du pittoresque et de l’exotique, la note de voyage tend vers la platitude et le trivial, l’anecdote a priori insignifiante. Mais cette banalité, assumée et volontaire, interpelle. Le banal, étymologiquement, c’est ce qui est mis à disposition (par le suzerain) de tous : on parle de four banal, ici c’est le voyage qui est banal et dont c’est l’universel lieu commun du quotidien qui est partagé. Il faut dire que l’auteur a manifestement choisi la pérégrination comme mode de vie : existence semi-nomade dont on devine qu’elle n’est pas un loisir touristique chez lui, mais une façon d’être au monde avec ce que cela implique d’aléas et de précarité.
   Cette précarité, on la perçoit dans la manière de voyager (en stop, car ou train) et d’habiter (campements de fortune ou caravane déglinguée), mais aussi par la façon dont l’auteur fait se superposer les deux plans de l’expérience humaine : l’espace et le temps, et plus précisément l’horizontalité et la mémoire, ou plus justement encore la platitude et cette version inversée de la mémoire qu’est l’oubli. Car il y a comme une adéquation qui s’opère entre l’étendue et la disparition. L’un des personnages évoqués très succinctement comme ils le sont tous, dans le lacunaire même du rendu textuel, est affecté de troubles cognitifs et de pertes de mémoire : cela semble faire écho à l’aplatissement généralisé et troué en quoi consiste l’expérience du monde pour l’auteur. Les poèmes ne cherchent pas ce qui fait saillie ou relief, mais s’attachent à répertorier le banal, la contingence des allées et venues, le trivial et la pauvreté à quoi la vie nous confronte, ou encore il vise à cartographier et à mapper – pour employer un anglicisme qui dit bien l’envahissement de notre rapport au monde par le numérique – les lieux communs du monde, ses zones de partage obligé. Ils ne cherchent pas à conserver ce qui le mériterait (au nom de quoi ?) mais à ramasser tout ce qui n’a pas d’intérêt a priori, l’anecdotique et l’insignifiant du quotidien, et non pour les sauver mais pour les rendre à leur véritable nature qui est de tisser très lâchement, et presque fantômatiquement, nos vies. Car les fantômes gisent dans l’insignifiant ; la vie s’éprouve et se perd dans ses lacunes. C’est ce que, me semble-t-il, dit le titre : « les paysages avalent presque tout ». Ils sont comme faits d’oubli, ils sont comme modelés dans la pâte de la disparition. Au fond de leur abondance est une bonde où leur particularité s’évacue.
   À travers ces scènes de vie ou de survie quotidienne en milieu précarisé, à travers ces instants réduits à presque rien où se bricole, à coups d’expédients et de débrouillardise, une manière de s’accommoder de leur insignifiance, c’est un portrait de la vieille Europe comme atteinte d’Alzheimer qui est brossé, d’une civilisation comme lacunaire, envahie de ces zones commerciales et autres parkings où l’on s’arrête pour dormir ou, très prosaïquement, « pour acheter à manger ». On est perpétuellement en transit, comme si le transitoire était le véritable état des lieux de ce monde trop âgé, ce qui fait l’essence de ces paysages-là. Sillonner l’Europe est comme lui siphonner la mémoire en empruntant ses voies de délestage et de perdition, ces no man’s land de la folie ordinaire, zone grise du monde peuplée guère que de fêtards inconsistants.
   Dès lors le poème n’est pas le temps de l’exception, mais au contraire le moment de l’insertion dans la trame prosaïque du temps, une vacance désœuvrée, une errance dans les lambeaux d’un monde usé. Nulle bohème romantique ici, mais une poésie de bouts de ficelle et de brins de mémoire avec lesquels rafistoler ce qui s’effiloche de l’ordinaire du voyage. Sécheresse de l’écriture, ellipses, phrases nominales et pauvreté de la syntaxe, platitude stylistique, familiarité du lexique, tout concourt à rendre compte froidement du réel dans sa brutalité insignifiante. De l’aveu même de l’auteur : « c’est sans goût, ça ressemble à l’ennui / c’est ça que je recherche / la phrase calquée sur ce tous les jours sans relief (...) » (p. 39) Mais alors, qu’est-ce qui fait l’intérêt de cette écriture poétique si elle n’est qu’ennui et déréliction ? Peut-être son aspect élégiaque, élégiaque non pas au sens où elle chanterait une perte, celle de la beauté du monde ou de son sens, mais au sens où elle perd jusqu’à son chant même, devenant l’instrument désincarné mais d’autant plus fin et sensible qu’il s’ajuste parfaitement à la réalité dont il rend compte. L’universel reportage que dénonçait Mallarmé reconquiert ici la dignité du poème, l’ordinaire banal étant ce qui fait le fonds commun à tout et à tous, partout et tout le temps, et dont le poème aussi peut chercher la vérification. Le poème ne sauve rien de la beauté du monde mais c’est ainsi, en collant (le terme coller revient souvent dans ces pages) à la platitude des choses qu’il nous la fait regretter et par là même, comme en creux, en absence, retrouver. Élégie paradoxale où il s’agit d’absenter le chant pour chanter le désarroi, où il faut faire déchanter le poème pour que ce qui y chante ne soit plus le chant autocélébrant du poème mais bien un chant du cygne de la réalité. Notons qu’il y a là sans doute une évolution marquante de la poésie la plus contemporaine. Tout se passe comme si le poème se débarrassait de ses oripeaux trop clinquants, de ses pouvoirs considérés comme imposteurs par nature, qu’il se dépoétisait en quelque sorte délibérément afin de mieux parler du réel. Le poème se dévaloriserait comme poème pour se rendre capable d’enregistrer ce qui nous entoure. N’étant plus « littéraire », ou en tout cas refusant un niveau de langue élevé, il tente de coller au plus près, au plus brutal et au plus trivial du réel. Bizarrement c’est comme si cet arasement et ce nivellement de tout disait quelque chose de profondément triste à propos du monde, par quoi la poésie (élégiaque donc) réussissait à s’infiltrer. Chassez le poème du poème et il revient par la bande du réel. Après tout, pourquoi la beauté, surtout celle des souvenirs, ne résiderait pas dans un « linoleum moisi » sur lequel on a dormi ou dans des « verres Astérix » dans lesquels jadis on a bu. On sait bien que la mémoire ne sélectionne pas selon des critères hiérarchiques de valeur, mais en piochant dans l’amas brouillon des choses.
   Le poème colle au concret du réel autant qu’il se décolle du poétique. En adoptant un langage parlé, le plus naturel et familier qui soit, il adhère à l’anecdotique, au banal et au circonstanciel qui sont les plus communes dimensions du réel, et il se désolidarise du poétique et de ses enjolivements fallacieux. Mais puisqu’il se donne malgré tout comme poème, c’est toute la réalité évoquée qui semble alors se dissocier d’elle-même et redevenir pour le coup, par le coup porté, poétique. Sa banalité même semble nouvelle, étrange  (« cheloue » comme il est dit), parfois inquiétante et parfois comique. Rien peut-être de très nouveau en définitive. Les haïkistes japonais l’avaient déjà aperçu : quand le trivial surgit dans le poème, c’est lui qui est le plus poétique et réalise le poème.
Laurent Albarracin

Maxime Actis, Les paysages avalent presque tout, Poésie/Flammarion, 2020, 275 p., 19,50 €


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