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(Note de lecture), Jean-Michel Espitallier, Cow-boy, par Vincent Wahl

Par Florence Trocmé


Couv-cowboy-bnfJe ne suis pas un chroniqueur régulier. J’ai suffisamment mal à mon taf, en général, pour ne pas m’occuper de celui des autres. Mais il arrive qu’un objet, un peu trop opaque, un peu trop volubile en l’espèce, m’interloque, m’électrise assez pour nécessiter une mise dans mes propres mots, un rituel d’apprivoisement. C’est sans doute ce qui s’est passé avec Cow-Boy, d’Espitallier. Je suis très heureux que ma lecture de ce livre, son dernier, ait été effectuée avant que j’aie pu rencontrer et écouter l’auteur, avant que je découvre un recueil plus ancien comme « Salle des machines ». Manière de lire l’histoire à l’envers!
Mais du fait de mon ignorance sur l’œuvre dans son ensemble, elle est sans doute gonflée, la conviction que j’ai acquise en lisant et relisant : ce livre ne serait pas seulement le dernier en date d’Espitallier, mais peut-être aussi un accomplissement, ou du moins un point de passage, l’entonnoir où converge beaucoup de travail – celui de l’écriture, mais pas seulement.
Cowboy, donc. Il est une fois un natif du Champsaur (Hautes-Alpes, haute vallée du Drac, communes d’Ancelle, Aspres les Corps, Buisard, Chabottes, Champoléon, etc… Saint Bonnet, Saint Firmin sans Sainte Hélène etc.  ),  un champsaurien prénommé Eugène, accompagnant Louis, son frère ainé, en Californie, y passant près de vingt ans,  revenu  pour quelques mois, pense-t-il, dans ses montagnes natales, s’y mariant, y restant, dans tous les sens du terme, épinglé par sa redoutable belle-mère comme un papillon migrateur, et ne laissant derrière lui que quelques frusques cynégéniques, beaucoup de silence et accessoirement, 3 enfants. Il est une fois un natif de je ne sais où (Barcelonnette, m’a-t-il appris depuis) qui aurait très bien pu ne pas naître si son cowboy de Grand Père avait assumé son (supposé mais vraisemblable) désir de retour à Long Beach. Il est une fois le père de celui-ci, le fils de l’autre (on ne connaitra pas son prénom), orphelin vers 8 ou 9 ans, essayant, le premier, de combler les trous en invitant son fils –vous me suivez? - dans ses rêves de Westerns. Il fut une fois le projet de ce fils et petit-fils, de reconstituer malgré tout une ou plusieurs histoires plausibles du cow-boy, de dire les envies de vastitude, de maisons sur la frontière, là où l’on n’entend pas souvent de paroles décourageantes. Désirs inassouvis des uns, inachevés des autres. C’est pour cela qu’il faut lire ce livre deux fois, la deuxième après avoir compris que ce qui paraissait un jeu agréable mais un peu gratuit est là pour approcher l’absent, en l’enroulant dans les histoires des autres.
Et cet enveloppement emprunte aux ressources d’une géographie à la Vidal La Blache, de deux décennies d’histoire américaine, patchwork de faits grandioses, tragiques ou minuscules, depuis  l’assassinat de Mac Kinsley jusqu’au lynchage d’un vétéran de l’armée américaine de 1918 par des rednecks offusqués qu’un noir puisse porter l’uniforme, en passant par une intervention à Cuba, des méga-fusions dans l’acier malgré loi antitrust, la naissance de Tennessee Williams ou la première parution de Memphis Blues, et des lynchages, encore et encore, etc. etc. Cela passe par des pages entières de verbes d’action pour faire revivre un trépidant développement économique, l’ethnologie de la vie des cow-boys via leur liste de courses, les noms transplantés de villes et lieux-dits européens pour la nostalgie, des listes de peuples indiens, les indiens jouant par ailleurs un rôle central dans l’imaginaire transmis par le fils au petit-fils. Une Amérique anti-lyrique, vue du côté des choses, mais avec un frémissement d’humanité jamais loin de la surface. Enfin, parler d’Amérique, mettre bout à bout des documents sur l’Amérique … cela sert peut-être aussi, avant tout, à parler des Hautes Alpes des aïeux, disparues mais pas si lointaines, dévouées au travail, bigotes par soumission, confinées. Le sens pratique n’a rien à y envier à l’Amérique de la conquête, dans un double jeu de miroirs où le sédentaire révèle le nomade et inversement… mais les rêveurs en sont vomis, n’ayant plus d’autre refuge possible que « les sous-bois de la mémoire » comme disait Lilly Lichty.
Lilly Lichty, bonne fée du Westrich, autre petit pays, bien moins consistant, celui-là, que le Champsaur. Lilly en était l’historienne, attentive aux bornes et aux enclaves, aux villages disparus, aux vestiges d’une mémoire engloutie il y a 350 ans, dans le feu, les pendaisons, la peste de la Guerre de trente ans… Mon alliée dans la recherche de mon propre arrière grand- père disparu en 1903, bien après sa période de prédilection, me traduisant des actes notariés, des jugements. J’ai voulu écrire sur lui, je l’ai un peu fait, j’avais aussi un peu pressenti la méthode qui consistait à essayer de tirer sur les trous la matière qui les entoure. Peut-être un jour appliquerai-je pleinement la méthode Espitallier. Avec la conviction que pour beaucoup d’entre nous, cette manière de se raconter des histoires, de repeupler l’oublié par le possible, voire le vraisemblable, peut servir à envoyer des passerelles au-dessus de l’abîme qui nous précède. Cette urgence è raconter fait un peu penser aux Mille et une nuits. On pense aussi à Perec, pour Ellis Island et W, pour les listes, la perplexité en action, l’humour.
Et la poésie dans tout ça ? C’est la matière même de cette confrontation. Le rêve d’Amérique, c’est des mots en chewing-gum, c’est comme l’amour qui prétend aller sans dire. C’est une Prose du transsibérien un peu mâtinée de Jules Verne -ou de Christophe, celui de la famille Fenouillard. C’est douze parenthèses ouvertes à la fois, comme en LISP. Et l’on voit – peut-être - la poésie matérialiste d’Espitallier se fissurer, exfiltrer des fumerolles.
Qu’est donc cette poésie qui électrise, chatouille, ne permet pas de rester en place ? Evidemment pas de la poésie blanche, même si parfois, Espitallier se montre habile dans l’économie de moyens. Mais c’est parfois chargé comme un torrent en crue. A-lyrique ? sans doute.
Matérialiste ? Ce qualificatif que semble affectionner l’auteur, m’interroge, cependant. Matérialiste au sens où l’on se passe d’ellipse, d’effet.  Au sens où on remiserait – au moins en partie – l’intention rhétorique. Absolument, tranquillement, crânement dénuée du souci de « faire poésie ». 
Matérialiste pour laisser parler la matière des mots – par des accumulations, des listes et les voisinages qu’elles organisent– ou la matière qu’ils signifient.
Ecoutons voir :  … On arrive à Burlington en longeant les falaises qui bordent la rive droite du Mississipi, la voie ferrée traverse les gigantesques usines Murray Iron Works & Co, puis toujours vers l’est, jour, nuit, encore, céréales et silos, Peru, Illinois, La Salle, Illinois, Utica, Ottawa, Morris, (etc !) Minocka, Rockdale, Chicago, Illinois. Chicago ! Chicago ! Capitale de la viande, du corned-beef et de la misère noire.
Matérialiste peut-être. Tendance paléolithique ? A entrechoquer la matière, on fait parfois jaillir les étincelles … de l’émotion.

Vincent Wahl
, Octobre 20

Jean-Michel Espitallier, Cow-boy, éditions Inculte, janvier 2020, 144 pages, 15,9 €


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