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(Note de lecture), Guillaume Métayer, A comme Babel, par Pierre Vinclair

Par Florence Trocmé

Le gai savoir du traducteur

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Qu’est-ce qu’un poème ? Une composition de mots telle qu'une forme de nécessité rive chacun à sa place. Peut-on traduire une Tour Eiffel en allumettes ?
Sans doute votre première impulsion est-elle de répondre OUI, bien sûr, vous prenez des allumettes, vous regardez le modèle, réduction, bijection, théorème de Thalès et bam boum vous refaites une Tour Eiffel — ou bien pensez-vous tout de suite au contraire MAIS NON, c’est impossible, traditore traduttore !!! Maintenant, regardez de plus près la question posée : que vous demandait-on exactement ? Cette phrase comporte en réalité deux significations tout à fait distinctes : vous demande-t-on si l’on peut traduire une Tour Eiffel, en fer, dans un système d’allumettes (« en » signifierait into), ou si l’on peut traduire une Tour-Eiffel-en-allumettes, dans quelque autre système (« en » signifierait made of) ?
Mais quel rapport avec la poésie ? C’est qu’un poème ressemble moins à une Tour Eiffel en allumettes qu’à la phrase « Peut-on traduire une Tour Eiffel en allumettes ? » : il tient son ambiguïté des formes singulières de la langue dans laquelle il s’exprime. Le problème de la traduction n’est donc pas un « peut-on » : bien sûr qu’on ne peut pas traduire, si par traduire on entend écrire ce poème-ci dans une autre langue (puisqu’il dépend des structures de sa langue). Mais bien sûr qu’on peut traduire, si par traduire on veut dire écrire dans une autre langue quelque chose qui reprenne tel ou tel aspect du poème original. Autrement dit : il n’y a jamais « la traduction » (qui n’est donc ni possible ni impossible) mais toujours « des traductions ».
C’est cette condition par nature multiple des traductions que Guillaume Métayer met au centre d’A comme Babel, dans lequel il nous ouvre son atelier, ou sa cuisine. Pluralité des langues (on nous montre ainsi dix traductions dans dix langues du même poème hongrois), mais aussi pluralité des versions dans une même langue (comme lorsque Brodsky est soumis à plusieurs traductions françaises concurrentes). Il y a des traductions. La traduction est un fait, et c’est un fait pluriel. La question ne peut donc pas être « peut-on » (puisque c’est un fait), elle est nécessairement « comment traduire ? » : Comment arbitrer entre différentes traductions ? Comment traduire une langue qu’on ne lit pas ? Comment traduire le doublage d’une chanson, de telle manière qu’elle corresponde aux mouvements des lèvres des acteurs ? Comment traduire une traduction ? Comment traduire « züm-züm » ? A comme Babel répond à toutes ces questions, par des histoires, des anecdotes, des exercices. Traduire, écrit Métayer, est « un squash, avec des rebonds sans fin dans tous les lexiques, des rattrapages acrobatiques, des courses éperdues vers le mur, des arrêts brutaux juste avant » (p. 86). Son livre est un peu comme la description, par un champion, de ses 12 plus belles parties : pourquoi il a joué tel coup, comment il a remonté une situation mal engagée, etc.
Or ce coach serait une sorte de Montaigne ayant lu Pierre Dac : un puits de sagesse caustique, cherchant à instruire le lecteur tout en le distrayant dans des essais menés tambour battant. Ainsi, la traduction d’un poème hongrois dont les mots riment en -ang (dont on découvrira — ultime coup de théâtre ! — que c’était en fait la traduction d’un poème de Verlaine !) donne lieu à des commentaires de cet acabit, lorsque Métayer réfléchit à voix haute : « Il faut peut-être tout recommencer, et chercher un synonyme de région en -an. J’aurai peut-être une strophe toute en « -ant ». En « -angue », je ne peux pas, ce serait ridicule. Il ne faut pas calquer les langues comme cela. La désinence en « g » est beaucoup plus fréquente en hongrois qu’en français. On passe tout de suite de mangue à exsangue, voire de Tchang à ilang-ilang. C’est beau, l’ilang-ilang. Mais cela n’a rien à voir : revenons à nos moutongs. » (p. 35)
Ce plaisantin, chercheur au CNRS, est le traducteur de la poésie intégrale de Nietzsche aux Belles Lettres. Il eût pu appeler son livre « Le Gai Savoir du traducteur » tant il regorge de connaissances dans tant de langues (au premier rang desquelles le hongrois, l’allemand, le slovène et l’anglais) mais les énonce sur un mode accessible, plaisant, joyeux. « Jouons un peu pour voir », lance-t-il à son lecteur avant de lui proposer un blind test dans lequel il s’agit de reconnaitre, de deux poèmes, lequel est une traduction de Nietzsche et lequel de Petöfi — mais ce petit jeu est moins innocent qu’on croit. Il sert à illustrer un problème on ne peut plus sérieux : lorsqu’un même traducteur s’attaque à deux poètes différents, n’a-t-il pas tendance, comme un Midas à bonnet d’âne, à tout transformer dans le même cuivre ?
Ce livre est ainsi un bijou d’humilité : les facéties auxquelles se livre son narrateur (car les traductions nous sont racontées) sont en fait celles de l’artisan qui veut faire connaître un métier de l’ombre. Aussi encyclopédique soit son érudition (elle touche à tous les pans du savoir, du plus pop au plus pointu), elle apparait toujours à point, comme celle d’un homme simple, qui se méfie de la spéculation théorique et préfère en rester à la description précise de ses gestes. Gestes d’amour (des textes, des langues, des rimes, etc.) : traduire un poème est une manière de l’aimer. Écrire A comme Babel une manière d’aimer les traductions. Un amour et un amour d’amour sous-tendus par une conviction ferme : que si l’on traduit un poème X d’une langue A dans un poème Y une langue B, puis qu’on traduit de nouveau de B vers A, on ne retrouvera jamais X. « On a l’habitude de se plaindre que les traductions ne sont pas des poèmes, mais il manque au poème une infinité de qualités propres à une traduction. » (p. 82). C’est-à-dire qu’elle ressemble moins à de l’eau (incolore et inodore) qu’à du vin (colorée, épaisse et enivrante). Au point que l’on pourrait, rêve Métayer, « faire de la traduction une forme de l’œnologie, attentive à l’effet des différences sur chacune de nos papilles, organiser de longues et joyeuses dégustations traductologiques… » (p. 46)
Et c’est exactement ce que nous propose cette Tour de Babel (en allumettes).
Pierre Vinclair

Guillaume Métayer, A comme Babel, Traduction, poétique, La rumeur libre, Collection Raisons poétiques, 2020, 96 p., 16€


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