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Article : Baguettes chinoises

Par Julien Peltier

Baguettes chinoises
Petite révolution à Nankin

« Je vais leur montrer, moi, à tous ces villageois, qui est une baguette et qui est une poutre ! ». Ce cri du cœur d’une jeune chinoise dans les années 1990 répond à la conviction de nombreux Chinois que les femmes sont, telles des baguettes, utilitaires et jetables, contrairement aux hommes : des poutres solides qui soutiennent le toit de leur maison.


Nous l’aurons bien compris, ce récit est une critique de la condition de la femme dans la société chinoise, à l’image des deux premiers livres de Xinran. Nous n’en attendions pas moins de cette journaliste quinquagénaire qui nous régale de « tranches de vie à la chinoise ».
Dans Baguettes chinoises, Xinran nous fait voyager dans une campagne pauvre, l’Anhui, au cœur d’une famille où l’on peut compter six filles (malgré une politique de l’enfant unique en vigueur). Là, comme dans beaucoup d’autres endroits en Chine, et notamment dans les campagnes, la population a considéré pendant des siècles – et continue, d’ailleurs, de penser – que la femme n’a pas la même « valeur » que l'homme. Cette pensée – qui peut nous sembler tellement primitive et démodée, à nous Européens qui nous sommes battus pour nos droits – est d’autant plus ancrée dans les mœurs que l’on s’aperçoit que même la mère de cette famille, silencieuse et résignée, ne peut s’empêcher de culpabiliser de ne pas avoir donné de fils à son mari et que ses filles n'ont reçu comme nom que des numéros.
Pour lutter contre cette société qui ne les laissent pas choisir leur destin, pour ne pas être mariée contre leur gré, pour ne pas finir comme leur aînée qui a préféré se suicider plutôt que d’être enchaînée à un homme qu’elle n’aime pas et dans une vie qu’elle ne supporte pas – à l’image de toutes ces jeunes Chinoises qui préfèrent, encore maintenant, la mort à une vie malheureuse –, pour démontrer leur valeur à tous ces villageois pétris de traditions et d’idées préconçues, trois jeunes filles partent en ville, afin de prendre en main leur destinée, malgré l’incompréhension de leur père et du village. Trois, Cinq et Six vont donc à Nankin afin de gagner de l’argent. Elles vont y trouver, à force de ténacité, de pugnacité et de courage, non seulement du travail mais également y faire des rencontres toujours décrites avec humour. Trois trouvera une position à « l’imbécile heureux », un restaurant situé à proximité d’un Mac Donald's. Pour parvenir à faire subsister ce petit établissement à côté du géant américain, Trois, habile de ses mains, créera de véritables œuvres d’art, fabriquées à partir de légumes et de fruits de saison. Cinq, qui passe pour ne pas être très futée, apprendra les secrets de l’eau et du massage au « Palais du Dragon d’eau ». Seule lettrée de la famille, Six travaillera, quant à elle, au sein d’un salon de thé qui fait la part belle aux livres. Elle y côtoiera des gens savants et des étrangers et souhaitera approfondir ses connaissances. Quelle victoire pour elles de pouvoir vivre en ville, de faire ce qui les intéresse, et finalement de ramener, à force de volonté, une liasse de billets à leur père, qui sera alors bien obligé de reconnaître leur valeur.
Mais cette bonne humeur, cette écriture résolument optimiste se verra tempérée par la fin du livre : Trois, Cinq et Six sont des jeunes filles que Xinran a réellement connues et la journaliste conclut en nous donnant la suite de cette aventure pour chacune d'elle, dans la « vraie vie ». Et là, l'humour et l'optimisme n'a pas toujours sa place.
Au fil de la lecture, Nankin – ville natale de Xinran – prend vie sous nos yeux, entre traditions et modernité, dans un kaléidoscope de senteurs, d'images et de sons tels que l'on pourrait presque s'y croire : bref, une Nankin telle que nous ne l'avions jamais vue et qui ne peut que nous passionner. Sous les yeux naïfs et ingénus des trois demoiselles apparaissent buildings, trafic automobile, liberté des mœurs et sophistication des habitants.
Deux autres pensées ont également vu le jour sous la plume de Xinran dans Baguettes chinoises.
Tout d'abord, elle critique – à juste titre me semble-t-il – le manque d'ouverture des Occidentaux à la culture chinoise. Ainsi, page 225 : « Tous nos lycéens connaissent vos Shakespeare, Dickens, Victor Hugo et j’en passe … Et vous, vous ignorez nos Cao Xueqin et Tang Xianzu ! Quand je pense à la surface de la Chine, à son milliard d’hommes et à ses cinq mille ans d’histoire, dites-moi comment vous pouvez ignorer tout cela ».
Enfin, un passage (p. 218) ne pourra que nourrir la controverse. En effet, selon elle, les Chinois réclament la démocratie mais sans comprendre réellement de quoi il s'agit. Peut-on réellement renier les institutions et la culture (somme toute très impérialiste) d'un pays aussi vaste que la Chine en seulement une vingtaine d'années. Elle va même plus loin en s'interrogeant sur le sens même de démocratie – « Peut-on parler d’une vraie démocratie en Occident, avec tous ces gangs criminels, toutes ces guerres de religion sanguinaires et tous ces gouvernements qui prennent des décisions à l’encontre de la volonté de leur peuples ? » – et fait une comparaison avec la Révolution culturelle et la soif des Chinois de suivre une idée – « Les étudiants de Tian'an Men savaient-ils vraiment ce qu’ils revendiquaient ? [...] D’ailleurs beaucoup de Chinois ne voient pas de différence entre la Révolution culturelle et le mouvement étudiant de Tian'an Men : tous deux étaient conduits par la jeunesse dans le même espoir d’éradiquer le pouvoir en place au nom de cette sacro-sainte "démocratie" ! Mais il ne suffit pas d'agiter un drapeau pour que naisse une démocratie, ni quelques mots pour qu'elle figure au sommaire d'un Livre blanc... ».
Yayane
Baguettes chinoises, Xinran
Editions Philippe Picquier, janvier 2008
traduit du chinois par Prune Cornet
352 pages

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