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(Note de lecture), William Blake & Co. Édit, Les livres sont fatigués. Il faut les peindre, par Gilles Jallet

Par Florence Trocmé


Les livres sont fatiguées  il faut les peindreFin 2019-début 2020, à la bibliothèque Mériadeck de Bordeaux, William Blake & Co. et son fondateur Jean-Paul Michel exposaient une importante rétrospective (1965-2019) comprenant éditions originales, maquettes, correspondances, livres d’artistes, désormais accessibles au public dans un catalogue de toute beauté mêlant la biographie personnelle du poète à l’aventure impersonnelle du poème. En effet, Jean-Paul Michel eut le courage, très jeune (en 1966, à dix-sept ans et demi), d’imprimer manuellement un premier livre, Le Roi, de Mohammed Khaïr-Edine. Acte fondateur qui s’éclaire à la lumière de « l’après-coup », mais qui en réalité figure un « avant-coup » dans une direction progressive marquée par des rencontres décisives, des Pères, comme il l’écrit dans un superbe « Hommage à Jean Vodaine ». Des pères, il en eut plusieurs, à commencer par Jehan Mayoux, grâce auquel il rencontra André Breton, peu de temps avant sa mort, à Saint-Circq-Lapopie, et Manuel Grandizo « Munis » : « Ces trois présences font image pour moi, touchant le désir que peut soutenir un jeune homme d’une vie digne. »  Oui, tout est là, dans cet « avant-coup », et en premier lieu le métier d’imprimeur, tellement essentiel dans la composition typographique de la page, au sens de Mallarmé, que le poème n’existerait pas s’il ne contenait d’abord en lui-même sa propre figuration en acte. Ce que d’aucuns oublient facilement aujourd’hui, mais que l’on admire d’autant plus dans les livres de poèmes de Jean-Paul Michel.
C’est ainsi qu’il a composé, au sens typographique du mot, mais composer est l’Acte même d’écrire, ses premiers livres « avec des ciseaux », découpant pour ainsi dire dans la matière du texte sa forme pour la composition (Cf. Du dépeçage comme de l’un des Beaux-Arts, deuxième livre découpé et premier titre signé William Blake & Co., en décembre 1976). En second lieu, le moteur blanc de Jean-Paul Michel, c’est la philosophie, et la présence de Jean-Marie Pontévia, professeur d'esthétique à l'Université de Bordeaux (Écrits sur l’art et pensées détachées, en trois volumes, Bordeaux : William Blake and Co., 1984-1985-1986), mais aussi « Ces innocents énormes qui ne se sont pas laissés intimider. Ils n’ont renoncé à rien, ni rien oublié » : Spinoza, Kant, Hegel, Nietzsche. Et pour la poésie qui, selon Novalis, « est le héros de la philosophie » : Hölderlin, Hopkins, Mallarmé, Rimbaud... Le catalogue des œuvres publiées par William Blake & Co. ne manque pas d’être impressionnant tant par sa richesse que par sa diversité. Toutefois, je me garderais ici d’en faire une liste, même non exhaustive, sauf à citer le Récit de 1971 et l’Ode à la Poésie de Mathieu Bénézet, peut-être parce que j’y ai lu une correspondance plus fraternelle (que paternelle) entre ces deux poètes dissemblants.
Mais parvenu à mi-chemin de mon article, il fallait bien que la question fût posée : pourquoi ce titre général, apocalyptique et programmatique ? « Les livres sont fatigués. Il faut les peindre. » Comme si la peinture représentait ou avait toujours représenté le devenir des livres, leur être-même en face de leur épuisement fatal ? « Qui dira jamais ce que peut un livre ? » demandait Jean-Paul Michel, dans un article dédié à la mémoire d’André du Bouchet (« Un livre est d’abord une action. »). Dans ses puissances inexplorées, dans ses ressources cachées ou invisibles, il y a un devenir-peinture « irréductible au langage », ou selon la belle formule employée par Pontévia, « la grâce où tout ce qui irradie, rayonne, retombe en halo ». Et pour tout dire, la grâce est ce qui arrive d’admirable dans le catalogue de l’exposition William Blake & Co. : seize planches en couleur, avec graffitis exploratoires, inscriptions manuelles, calligraphiées au pinceau sur papier, numérotées I à XVI, d’un projet de « revue peinte » intitulée Secousse / Cérémonies et sacrifices n°1 (5-6 juillet 1990). Suivent seize autres planches numérotées XVII à XXXII, sur le même principe, calligraphiées au calame de bambou et pinceau, encres de couleur sur papier pour différents projets de revues peintes, revue BOA, revue Verte, ou aux crayons feutres sur kraft vergé, ainsi que le projet d’un nouveau dépiècement des Forbans, encre de couleur au pinceau, de l’été 1991.
Les li- / vres / sont fatig / ués.
Ils n’en / peuvent plus de / lassitude / tant ils / paraissent
condamnés / à la répé- / tition. / Pourtant ils / atten- /dent de / renaître
d’à nouve / au éblo / uir, sidé / rer, et, / absolum / ent sur / prendre
- puisqu’au / ssi bien ils / demeurent / & l’origi- / ne & la /  fin.
Nous de / vons re / trouver / les sav / oirs de la grecq / ue, du ba / ndeau,
des gra / phies pre / mières com- / me des tou- / tes derni / ères scien / ces. L’inci / sion est / un coup
de tonne / rre dans / le visible. /  Elle élève / toute chose / nommée à / son éclai- / rante pré- / sence.
Nous n’appellerons pas « peinture » ces planches colorées, elles proviennent d’une autre époque, comme les hiéroglyphes de l’écriture égyptienne ou les caractères han qui composent l’écriture chinoise, avec lesquels elles ont un point commun : « L’inscription directe seule, lettre à lettre, signe après signe, d’une main instruite de tout l’inouï de cette action. » dixit Jean-Paul Michel. Ou encore : « La banalité imprimée domine. Il est de la première urgence d’écrire à nouveau à la main. » Même en n’étant pas de la peinture, elles sont de la couleur, et la couleur, c’est encore le divin, au sens où il y a de « l’impossible à dire ». Comprenons bien, il n’y aurait pas de poème sans la main qui écrit, parce la main est non seulement langage, écriture, mais plus exactement peinture et image au-delà. Tel est le grand cri d’appel de Jean-Paul Michel, un appel à des livres vrais et éblouissants !
Gilles Jallet

William Blake & Co. Édit. / Bibliothèque de Bordeaux, « Les livres sont fatigués. Il faut les peindre. » 2019, 240 p., 24 €


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