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Musique urbaine et Novlangue : que fait l’Académie Française ?

Publié le 09 décembre 2020 par Storiagiovanna @StoriaGiovanna

En bonne vieille connasse de 37 ans qui travaille avec un public entre 14 et 20 ans, je suis confrontée quotidiennement aux expressions « inventées » par la génération d’en-dessous pour essayer de se distinguer du monde des adultes. Contrairement à certains esprits chagrins – parmi lesquels certains de leurs professeurs –, je ne pense pas que cette nécessité de ne pas assimiler dans leur langage les expressions les plus « adultes » qui soient relèvent de l’illettrisme, d’un défaut de compréhension de la langue usuelle (bien qu’on puisse se poser la question pour certains élèves) ou pire encore, d’une déficience intellectuelle.

Je me rappelle à leur âge – entre 1995 et 2005, donc – où le verlan était genre TRÈS utilisé par les personnes de ma génération (à base de keum, de meuf, de reum, etc.). Le pire, c’est qu’avec les années, c’est entré dans le langage courant des adultes, comme le langage loubard des années 1970 ou comme des mots empruntés à l’arabe tels que khey, starfullah ou miskine seront des mots usuels en 2035.

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Les objets culturels ne sont pas en reste, et depuis que je surfe sur Internet – en gros, ça va faire genre vingt ans –, j’en ai vu passer, des catchphrases, des expressions qui sont passées dans le langage courant, parce qu’Internet s’en est emparé pour les imposer dans le paysage culturel commun. En premier lieu, comme la plupart des contenus culturels de ces 25 dernières années ont été majoritairement produits aux Etats-Unis, la plupart des phrases populaires sont donc en anglais. Mais la France à des époques antérieures à Internet a également connu ces expressions consacrées, notamment par le biais de la publicité.

Par exemple :

La télé-réalité a aussi fait son lot de reconstruction de la langue française, entre :

et

Les programmes télévisuels produits en chaîne depuis 2000 en disent long sur la difficulté du métier de professeur.e de français.

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Mais ici on parle de musique, et notamment de musique écoutée par les jeunes de manière très méprisante. Parce que, bien sûr, je n’ai jamais hurlé FN, Souffrance, qu’on est bien en France, Ce soir, chez Boris, c’est soirée disco ou encore Lofteurs Up & Down, Lofteurs Move Around. Mais non, jamais. Et puis au moins, à mon époque, les chansons étaient compréhensibles avec des paroles intelligentes.

La jeunesse française en 2020 écoute majoritairement du son urbain, en témoigne le succès d’Aya Nakamura qui se permet même de snober une émission à publicité pourtant segmentant un certain public qui aurait pu être acquis à sa cause. C’est qu’avec le marketing télévisuel, on vise un public de plus de 35 ans. On préfère viser Tik Tok, Twitter ou Instagram, ça parle davantage au cœur de cible. Quoi qu’il en soit, je vois beaucoup d’expressions fleurir en 2020 grâce aux succès en vigueur. Voyons maintenant ce qu’il faut écouter comme musique pour comprendre nos chères têtes blondes.

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Moula

La première fois que j’ai entendu cette chanson de Heuss l’Enfoiré dans un Body Minute, je me suis dit : Mais qu’est-ce qu’il raconte avec son histoire de grosse moule poursuivie par des méchants ? Il se croit dans une comptine pour enfants ? Même pas des bandits, même pas des thugs, même pas des dealers, même pas des enc*lés, même pas la BAC. DES MÉCHANTS. Puis je me suis penchée sur les paroles : Heuss l’Enfoiré parlait de moula. De moula ? Donc apparemment, la moula ou la moulaga, ce serait le nouveau mot pour désigner le cannabis ou l’argent. Donc une grosse moula, c’est soit un gars pété de fric, soit un gros trafiquant de drogue. Certes. Je pense qu’entre le pognon, l’oseille, le fric, le flouze, le gent-ar, la monnaie, on avait encore besoin d’un vocabulaire rappelant le trafic de drogue (puisque moula vient de la mule qui fait passer la drogue sous le manteau pour le trafic).

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Tu hors de ma vue

Alors je comprends bien que faire correspondre une métrique avec une section rythmique est une chose complexe, je l’ai bien appris en composant mes psaumes. Malgré tout, ce n’est pas une raison suffisante pour oublier les structures grammaticales les plus basiques. Je veux bien l’élision de voyelles muettes (dire cal’çon au lieu de caleçon, c’est malheureux, mais ça passe en termes de métrique), mais omettre un verbe dans sa phrase, le public ne va pas te prendre au sérieux, ma puce. D’autant plus qu’avec une structure verbale basique, tu aurais quand même pu respecter la métrique. Exemple :

Tu prends tes cal’çons sales

Tu vas hors de ma vue.

Ca aurait été parfait.

Même Aya Nakamura, quand a quand même sorti Je dis comportement bah ouais – quoi que ça veuille dire, je me le demande encore deux ans après – sait que l’expression d’une idée ne peut se faire que par la structure sujet-verbe-complément. C’est ce qui permet de faire en sorte qu’une phrase telle qu’ en catchana baby tu dead ça puisse être compréhensible, même si le complément est emprunté à la langue espagnole et le verbe à la langue anglaise ().

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Ma chérie tié à contre-sens

Une des expressions qui a fleuri cet automne 2020 dans les méandres d’Internet est issue de ce pot-pourri de la scène rap marseillaise chaperonnée par Ju-Ju-JuL. Dans le premier couplet du rappeur SCH – que je ne connaissais pas personnellement, mais qui a l’air de faire son bonhomme de chemin depuis 2013 –, on a toute l’étendue de la faconde marseillaise contemporaine avec des expressions telles que ma gâtée ou  ma chérie tié à contre-sens ou des occurrences aux voitures (saga Taxi rpz). Même si on retrouve le même problème de construction de la pensée poétique à base d’oublis (au choix) de sujet ou de structure verbale, force est de constater que cette expression remise dans son contexte peut s’avérer riche. En effet, la construction narrative peut faire comprendre que la demoiselle conduit de manière dangereuse sur une voie à forte fréquentation automobile (premier degré de compréhension), mais aussi qu’elle a ouvert une discussion très animée avec son compagnon rappeur qui lui reproche de prendre leur relation à rebours du sens qu’il souhaiterait lui donner (deuxième degré de compréhension).

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Il serait facile de conclure que ces idiomes ne font qu’appauvrir la langue française, mais cela me chagrine que ce paradigme soit formulé de la sorte. Je fais partie de ces personnes qui restent positives en matière de pédagogie, et je vois dans les trois expressions que j’ai exposées des leçons très pratiques à appliquer en cours de français. En effet, il sera très aisé de construire une leçon sur l’apport des langages non-francophones dans la langue française en prenant l’exemple de moula. Dès le CP, tu hors de ma vue peut montrer l’importance dans la construction d’une pensée structurée par sujet/verbe/complément. Enfin, il sera intéressant de faire une leçon de grammaire sur la polysémie en prenant comme exemple Ma chérie tié à contre-sens.

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Encore une fois, prendre les adolescents pour plus demeurés qu’ils ne le sont en réalité, d’une part, ne fait que rompre les moyens de communication qui sont déjà fragiles, et d’autre part, fait passer les adultes encadrants à côté de leçons de vie et de culture assez conséquentes et enrichissantes.


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