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(Note de lecture), Manon Thiery, Réflecteur de la neige, par Laurent Fourcaut

Par Florence Trocmé

(Note de lecture), Manon Thiery, Réflecteur de la neige, par Laurent FourcautManon Thiery est née en 1993 à Saint-Avold, en Moselle. Elle réside dans la ville du Crès, à côté de Montpellier. Elle est diplômée de l'université Paul-Valéry-Montpellier 3, avec des Masters en cinéma et histoire de l'art. Elle y prépare une thèse en ARTS, spécialité Études cinématographiques et audiovisuel, " Poétique de la "physicalité" dans le cinéma d'avant-garde français contemporain (1980-2020) ". Elle est par ailleurs photographe autodidacte, et auxiliaire de vie sociale. Elle est l'autrice d'un recueil, Mouron, paru en 2018 aux Éditions du Frau. Elle a été en " résidence virtuelle " sur le site de ces éditions, du 1er janvier au 31 mars 2020.

Réflecteur de la neige
a obtenu le Prix de la Vocation 2020. Dans le petit film tourné à l'occasion de la remise du prix, Manon Thiery explique qu'il s'agit d'un livre " sur la perte, de soi, de l'autre, son pressentiment ". Ces poèmes faits de vers brefs, seuls ou groupés le plus souvent par deux (plus rarement par trois ou quatre) et séparés par des blancs substantiels, et qui forment, non pas du tout un recueil, mais bien un tout parfaitement homogène, sont en effet adressés à un " tu " dont les traces récurrentes sont celles d'une absence (p. 40), d'un souvenir (p. 44, 45) et par-dessus tout d'un amour désaccordé. Lyrisme de l'amour perdu ? Certes, mais d'une qualité toute particulière. Ce qui se donne à entendre, au long de ces textes d'une tristesse radicale, mais dépourvue de tout pathos, c'est, à tous les sens de l'expression, une voix blanche, en même temps que ce que la jeune poète appelle si justement " mon désespoir lumineux " (p. 28). Il y a quelques chose d'intimement, d'intensément mystique - sans la moindre emphase, ou plutôt effusion - dans cette épreuve (au sens photographique) de la perte, ce " travail / de rester avec / la possiblité de la perte " (p. 15) : " je peux sentir la chaleur / de mon accoutumance à la perte " (p. 24).
Le titre peut se lire de deux façons, selon que le complément du nom est " subjectif " : le réflecteur que constitue la neige, ou " objectif " : le réflecteur, cela qui reflète la neige. Or c'est l'un et l'autre. Le premier sens s'actualise dès le premier poème : " ici je touche ce qui de peu / reflète la lumière " (p. 9). Lequel met en abyme le passage du monde réel à celui du texte, qui devient donc " ici " : " ici nous avons moins de nourriture / que de mémoire // nous avons / la maigreur d'une carte ". L'autrice vient d'entrer dans le contre-monde du symbolique (" une carte ") où l'on ne se nourrit plus de pain : " j'invente d'autres fins au rêve / une boîte // où ranger ma faim " (p. 54). Ce livre réussit l'exploit d'être de bout en bout autoréférentiel - il est par exemple cette " boîte " - en évitant l'écueil si fréquent d'un métapoétique qui se regarde le nombril : l'authenticité, la dignité, la délicatesse du désespoir sont constamment palpables. Ici, dans le poème, règne donc le dénuement : " nous possédons / des meubles sans tiroir / ni porte // une mangeoire vide " (p. 9). C'est bien le lieu de " la neige ". Parce que celle-ci efface l'existant et lui substitue la table rase de son uniforme blancheur, celle de la page, à partir de laquelle se reconstitue un monde. Un monde déserté, en l'occurrence, puisqu'il procède de la perte de l'autre, et de tout. La neige, c'est donc aussi le " froid " délétère d'une présence en creux, " un froid plein de ta présence ", un éternel hiver moral (" l'hiver // a la forme de la neige " [p. 31]) : je revis, nous dit-elle, dans la blancheur neigeuse du poème que je crée à cet effet, le blanc désert inhabitable qu'est devenu pour moi le réel. De là : " que peut / le poème // sinon refléter // la neige ? " (p. 46), et ces quatre vers sont en effet pris dans les glaces d'une vaste page blanche.
En traçant les premiers mots de son livre, poussée par " cet étrange besoin de nommer " (p. 21) qui exile le parlêtre du monde réel, la poète est passée irrévocablement de l'autre côté du miroir : " quelque chose / qui était neige contre neige // l'autre côté du miroir / celui qui ne montre rien " (p. 20). En d'autres termes, le poème est " ce miroir / brisé // enfoncé dans la neige " (p. 47). Sur cet autre bord, tout se rejoue à blanc, noir sur blanc : " les pas dans la neige / tracent un hiver de toi à moi " (p. 109) ; " mes mains [...] // sont des mains [...] // qui plantent / de minuscules clous // à l'intérieur d'une planche courbe " (p. 31). Les mots sont un palliatif défaillant, aussi bien ils " composent un silence " (ibid.), et forment un ghetto : " incapable d'entendre le sanglot / du sang qui vient au cœur // incapable de sortir ailleurs / que dans ma langue " (p. 42). D'ailleurs on en est à " ne plus savoir quels mots / mettre à la place du cœur " (p. 19). C'est " une écriture immobile / par le gel des yeux clairs // rien ne la réchauffe " (p. 32). Enfin, " exister / dans l'effraction de l'écriture // c'est refuser tous les espoirs du monde " (p. 48).
Dans la désolation hivernale du texte, on doit faire feu de tout bois. " Je " est réduite à " t'aimer à travers / l'avarie d'une parole ", mais c'est une " avarie plus étincelante / qu'une écaille " (p. 12). J'avais, explique-t-elle, " une allumette à deux têtes / sur ma paume " (p. 16). L'image dit très subtilement qu'il faut façonner du deux avec les seules ressources du un, et en tirer la chaleur d'un désespoir radieux. Mais la " nuit " même, qui est le négatif de la neige, l'autre côté d'un miroir devenu ruban de Möbius, il la faut désormais tirer de son propre fonds, ainsi que le suggère un autre image à la logique identique : " nous allons vers une nuit / plus noire // que les extrémités du pain " (p. 22). Le plus bouleversant de ce livre singulier tient peut-être au motif de l'œuf, qui suggère de biais la question de l'enfantement. Il est présent trois fois. Un : " on pourrait croire / que la capacité d'aimer repose / dans le cœur de l'oiseau / plutôt que dans le cœur du père / mais il n'y a pas d'oiseau / il n'y a pas de père // seulement un œuf / à peine cuit // seulement / la caravane du silence " (p. 13). L'oiseau qui conçoit l'œuf et le père qui le féconde manquent : l'œuf ne peut naître que dans le désert (" caravane ") du poème. Deux : " enfant / je connaissais quelqu'un / qui cachait sa fortune / sous sa langue / sa fortune / était un amour / plus secret que l'œuf / d'une puce / et moi / je te porte maintenant / le même amour " (p. 29). L'œuf minuscule, derechef, ne saurait plus procéder que de cet univers en réduction, et factice, qu'est le poème. Trois : " le souvenir que j'ai de toi / coule // pareil aux mains de ce père / quand il faisait semblant // de quoi ? // de casser un œuf / sur ma tête " (p. 45). Un semblant d'œuf, un œuf pour de faux, pour tout faire renaître, dans le monde en négatif du texte : " je ne sais si la nuit rejoue / le commencement du monde " (p. 29). Mais, encore une fois, d'une renaisssance artificielle : " ne rien comprendre / désirer devenir // un oiseau en plastique " (p. 48). C'est-à-dire ressortissant à l'art : " je voulais juste / être un des oiseaux de Braque " (p. 61).
Ce n'est pas rien.
Laurent Fourcaut
Manon Thiery, Réflecteur de la neige. Prix de la Vocation 2020, Cheyne éditeur, 2020, 63 p., 16€
repoussoir
de la réalité entre
la pauvreté d'un alphabet magnétique
et l'esprit
quand je fais le geste
d'éloigner ce qui tombe
sur moi
j'aime encore (p. 30)

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