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(Note de lecture), Christophe Esnault, L'Enfant poisson-chat, par Tristan Felix

Par Florence Trocmé


Un roi Pêcheur    

Christophe Esnault  l'enfant poisson-chat
Bonne pêche ! me dis-je, à l’issue de la lecture de cette suite poétique, en vers non rimés, rassemblés en strophes inégales - lecture fluide, émouvante, qui fait mouche et revigore, en plein mois de novembre, comme un bain de rivière, même si, remontant le courant de son enfance, le narrateur-poète ne fait pas émerger que des souvenirs joyeux de pêche.
Il semble que ce recueil accomplisse la transfiguration d’une écriture que nous avons naguère eu parfois quelque mal à adopter tant les images étaient jusque-là Écrasées par la saturation / De la misère, encombrées, à notre modeste avis, de ressentiment et d’obscénités suicidaires, bien que traversés de fulgurances authentiquement littéraires. Ici, on est rendu à l’essentiel ; l’écrivain a fait sa mue et apparaît neuf et vif, nourri, certes, de toutes ses nymphoses antérieures. La langue est claire et surprenante, avec souvent une chute en fin de poème comme une touche d’hameçon qui relève. On se risquera à considérer ce délicat travail poétique comme l’aventure d’une quête de soi-même, d’un retour à son point d’origine : Le plus gros poisson / Est le ruisseau même.
Nous n’y connaissons goutte à la pêche, ce qui garantit à coup sûr le charme de la lecture. D’abord, il faut choisir et préparer ses outils, appâter soigneusement, parfois à la va vite, patienter, puis ferrer, lutter, enfin attraper le poisson – ou le perdre. Échec ou victoire, chaque lancer rapporte un éclair de vie, une couleur rafraichissante, une écaille précieuse, si bien qu’au bout des 103 pages, on obtient un poisson tout entier qui nous a parlé avec le chromatisme de ses écailles, comme tout poisson qui se respecte. Écrire, n’est-ce pareillement jouer avec ses leurres et ses éblouissements, séduire la vie ?

L’enfant Poisson-Chat
, nous annonce le titre. Un poisson sans écailles ! Ah, ça par exemple, proche du silure, espèce américaine invasive et très résistante, introduite inconsidérément en Europe et qu’il est interdit de relâcher et de transporter vivante. Se pêcher en poésie serait alors désamorcer toute tentation d’autodestruction de son propre écosystème, sortir de la pente fatale de son lit et frayer avec les espèces amies, consubstantielles, pour se retrouver. Mais l’instance du livre, pêcheur-pêché, à la première ou à la seconde personne, dans une subtile réflexion existentielle, pêche bien d’autres espèces, en voyou, voyeur, sauvageon, innocent, malhabile, expérimenté, sacripant ou ange aux ailes amochées : Se débarrasser par soi-même / D’une expérience non vécue / Saisir un bon couteau / Mais couper où et comment ? Le bon lecteur, à savoir l’innocent attentif, s’abstiendra, on l’espère, des tartes à la crèmes freudo-lacaniennes qui réduisent la littérature aux fantasmes du critique. Partir à la pêche est une aventure sans cesse renouvelée, incertaine et fille du temps qui passe mais que l‘art permet de remonter.
Oui, le temps passe, tiré par la bouche écarlate des filles-poissons qui animent le désir tout en nourrissant honte et frustration. Comment appâter ces mirages inaccessibles qui disparaissent sous l’eau trouble d’un regard angoissé ? Comment pêcher à la fois les figures de sa fièvre amoureuse et son propre monstre ? Comment obtenir de haute lutte la reconnaissance de ses géniteurs, de ses pairs ou de ses amoureuses en exhibant ses belles prises ? Demande démesurée / D’attention et d’amour. Et puis : Alors que la nuit est presque noire / Tu auras le temps de voir cette anguille énorme / Sans pouvoir la montrer à ton père. Comment trouver son ordre intime, sa raison d’être quand Là où partout le rangement/ Est une loi qui contraint le corps ?
Dans les lointains flottants de l’imaginaire, cet ouvrage nous rappelle l’énigmatique Roi Pêcheur, de la légende arthurienne, qui veille avec son corps blessé, sur le Graal, ici trésor intime. Il ne lui reste qu’à pêcher pour habiter sa terre désolée.
Rares sont les recueils dont la couverture (qu’on eût aimée cependant plus rigide), réalisée à partir d’une fort belle image d’Aurélia Becuwe, la mise en page (avec alternance de justifications à gauche, à droite et centrée, à la fin comme en bouquet d’artifice), la mise en vers, le thème et la langue forment un tout cohérent jusqu’en ses fragments, ses trous - d’eau et de mémoire. Les éditions Publie.net, par ailleurs sensibles aux créations transmédia, nous offrent, avec ce recueil qui est aussi une plongée initiatique, de revenir aux sensations les plus élémentaires que le vivant dans sa merveille puisse nous livrer.
Saint-Denis, 12 décembre 2020
Tristan Felix

Christophe Esnault, L’Enfant Poisson-Chat, Ed. Publie.net, coll. L’esquif, 103 pages, 12 €
On peut télécharger, en cliquant sur ce lien, un large extrait donné par l’éditeur sur son site.


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