Pour être honnête, l'art, ce n'est pas du tout son truc. Que ce soit en tant que pratique - se dégorger le poireau pour essayer de comprendre le pourquoi du comment d'un truc dont tout le monde se fout - ou en tant que comportement en société - des êtres humains agglutinés qui se pâment en essayant de comprendre le pourquoi du comment d'un truc dont tout le monde se fout. Vraiment, ce n'est pas son truc. Bien qu'il soit suffisamment lucide pour comprendre que le second - le comportement en société - permette la circulation des idées. Idées qui, elles, permettent à leur tour auxdits êtres humains d'être un peu moins cons. Enfin, rien n'est moins sûr. Pour être honnête.
Les étiquettes ? Pas son truc non plus. Même son nom, George Shiras III , il l'a discrètement esquinté. À l'écrit, il signe toujours : George Shiras 3d
. Comme pour casser le côté pompeux du qui le fait gentiment suer.
De père en fils
Ce qu'il aime, George, c'est le Lac Supérieur, dans le nord du Michigan. 82 350 km². Grand comme l'Irlande. Pas mal pour un lac d'eau douce.
Ce putain de lac, George 3d le découvre en 1870, à 11 ans. Son père l'y emmène passer l'été. George Shiras Jr., ledit papa, est avocat à Pittsburgh, Pennsylvanie. En 1892, il sera nommé Juge de la Cour Suprême des États-Unis. Mais là, en ce mois de juillet, c'est juste un avocat respecté faisant découvrir la nature et la chasse à son gamin. Direction Marquette, dans le Michigan. George Jr. fait appel à un guide amérindien de la tribu des Ojibwés pour les emmener dans la pampa.
Cet été-là, dans ce coin-là, le gamin George 3d se prend une claque à s'en décoller le plexus brachial pour en faire des guirlandes de Noël. Les pieds dans la boue, le nez dans les fougères, le cul dans un canoë, les nuits sous une toile de tente, les bruissements dans les hautes herbes... Tout l'éclate.
Avant la nuit
Aucune autre activité dans sa vie ne surpassera le panard procuré par la vadrouille au grand air. Pourtant, George 3d fait quelques bricoles au cours des décennies suivantes. Le gamin de 1870 sortira diplômé de droit de l'université Yale en 1883. Il sera admis au barreau de Pennsylvanie la même année et deviendra avocat à Pittsburgh, comme papa. Il sera membre de la Chambre des Représentants en 1889 et 1890. Il tentera même sa chance comme candidat républicain au Congrès en 1890. Un échec.
Mais, dès l'été 1870, et soixante ans durant, jusqu'à ce que sa santé l'en empêche, c'est dans la pampa du Michigan qu'il se sentira le mieux. À tel point qu'il délaissera, lentement mais sûrement, sa carrière dans le droit. L'affaire est pliée dans sa tête dès sa sortie de l'université :
Le cul coincé dans un costard, c'est quand même hyper chiant comme vie. Pour être honnête.
Plus que la chasse, c'est la nature qui le fascine. La faune surtout. Il troque progressivement le viseur de la carabine pour celui de l'appareil photo.
Night is the new black
George 3d veut documenter ce monde secret et méconnu de la faune du nord des États-Unis. Pour y parvenir, le mec va détourner les techniques apprises avec les guides ojibwés et en inventer un paquet d'autres. Il se fout d'être un créatif ou un artiste. Il est inventif et malin. Il aime comprendre, assimiler et sublimer.
Lesdits Amérindiens ont mis au point le lightjacking pour la chasse nocturne au bord des fleuves et des lacs :
- Une lanterne est placée à l'avant d'un canoë (elle n'éclaire que vers l'avant)
- La lumière émise a deux fonctions :
- captiver l'animal qui cesse toute activité et fixe la lueur
- faire briller les yeux de l'animal
- Le chasseur, placé à l'arrière du canoë, attend le bon moment, arc tendu, pour décocher une flèche entre les deux yeux, brillants, de ladite bestiole
George remplace l'arc par un appareil photo (placé sous la lanterne) qu'il déclenche lorsqu'il estime être à la bonne distance. Oui, il fait tout au jugé : pas d'écran de contrôle, pas de viseur, pas de carte mémoire. On parle de techniques photographiques de la fin du XIX ème : chaque image est imprimée sur une plaque qu'il convient de changer après chaque prise de vue.
Le flash nécessaire à une telle prise de vue (à l'époque une explosion de poudre de magnésium faisant un bruit du feu de Dieu) fait détaler les animaux comme des manifestants chargés par des CRS un peu trop équipés pour un cordial maintien de l'ordre.
L'ami 3d met alors au point une autre combine, qu'il utilisera sur l'eau comme sur la terre ferme : il ajoute un deuxième appareil, se déclenchant une seconde plus tard. Il passe ainsi du portrait à la capture du mouvement.
Sur la terre ferme justement, George met au point les premiers pièges photographiques de l'Histoire : des appâts placés sur des déclencheurs ou accrochés à des fils reliés à l'appareil photo. Ce sont bien les animaux eux-mêmes qui se chargent de la prise de vue.
Des techniques de Sioux d'Ojibwés du genre, pour les bestioles à pattes ou à plumes, il en bidouille des caisses entières pour choper l'inchopable.
George Shiras III consacre quarante ans à documenter cette vie sauvage : il accumule des milliers de photos et de notes, fruit de ses observations.
Certes, de nos jours, ses photographies ne provoquent peut-être plus d'émoi dans l'œil usé de l'internaute sur-sollicité. L'incessant flux d'images, d'Instagram ou d'ailleurs, insensibilise la rétine et fait passer la photographie pour ce qu'elle n'est pas : une activité nombriliste et vulgaire. Alors qu'elle est tout le contraire : un geste empreint de curiosité et d'empathie, pour donner à voir le monde et sublimer l'instant.
La nuit finit par se voir
En 1900, après plus de dix ans passés dans l'obscurité des forêts et des lacs du Michigan, une première sélection de ses photos, Midnight Series, est présentée à l'Exposition Universelle de Paris. George 3d y remporte un prix, alors même que ses images ne concourent dans aucune compétition. Quatre ans plus tard, d'autres clichés sont présentés à l'Exposition Universelle de Saint-Louis, Missouri. Lui qui goûte peu ses comportements en société où les gens se pâment en essayant de comprendre le pourquoi du comment bla bla bla, il sourit comme un mec qui aurait le cul posé sur des débris de verre. Ça pique un peu.
En 1906, Gilbert Grosvenor, rédac' chef du National Geographic, aussi connu pour ne pas avoir du caca dans les yeux, décide de consacrer un numéro spécial du magazine au travail de George. Soixante-quatorze images et un court texte d'introduction sont ainsi reproduits. Le numéro est un carton aux États-Unis. Un exemplaire atterrit dans les mains de Theodore Roosevelt, alors président du pays, qui se fend d'une courte missive à l'attention de George après avoir refermé le magazine :
Write a big book - a book of bulk as well as worth -, in which you shall embody these pictures and the results of all your invaluable notes upon the habits, not only of game but of the numerous other wild creatures that you have observed... Do go ahead and do this work !
Voilà ce que pense George à la lecture de la bafouille de Theo :
- Ça fait zizir
- Bonne idée, le bouquin
- J'ai vraiment pas que ça à faire
C'est vrai. Le mec passe toutes les putains de nuits de sa chienne de vie dans la brume sans gorilles mais cool quand même. Alors plancher sur un bouquin, le cul vissé derrière un bureau, pour qu'il finisse sur les tables basses des appartements cosy new-yorkais...
Mouais. Pas tout de suite. Note pour plus tard.
Il rejoint quand même la National Geographic Society, l'ONG du magazine, qui œuvre, dès la fin du XIX ème siècle, "à la promotion de l'environnement, la protection historique et l'étude des cultures et de l'histoire du monde".
Traduction dans le langage de George, mais surtout dans ses actes : entre 1906 et 1932, il balance pas loin d'une dizaine de reportages sur la vie de la faune nocturne des abords du Lac Supérieur et d'ailleurs. Il bat non pas le pavé mais les terres du nord des États-Unis pour son travail d'acharné-malade-mental-pété-du-casque qui ne se lasse pas une seconde de voir un élan déambuler dans la nuit noire et obscure. Cerise sur le MacDo : il fait don de 2400 photographies à ladite organisation en 1928. Certaines de ces images n'ont été scannées que récemment, à l'occasion d'une exposition consacrée au travail de George en 2016 au Musée de la Chasse et de la Nature à Paris. L'expo donnera lieu à un livre, L'intérieur de la nuit.
En 1929, il fête ses 70 ans, entouré de sa famille et de ses potos, Ojibwés ou autre, dans sa maison de campagne. Située à Deerton, dans le Michigan, à une trentaine de bornes à l'est de Marquette, là où tout a commencé pour lui en 1870, cette maison est aussi son point de chute depuis des décennies quand il part vadrouiller. Tout le monde est super sympa ce jour-là, lui fait des bisous baveux, lui dit des niaiseries mielleuses, lui souhaite une longue et heureuse vie bla bla bla. Bref, un anniversaire, avec son lot d'inepties et d'hypocrisie qui n'amuse que ceux qui les disent. Il n'y a guère que ses potes amérindiens qui ont la décence de la boucler. Mais la puanteur occidentale, ils connaissent bien - ils ont pratiqué. George, de son côté, l'a un peu mauvaise, mais pas à cause des mondanités du jour : avec l'âge, les problèmes de vue s'accumulent, au point de lui empêcher de pratiquer la photographie. Les vadrouilles dans la pampa ? C'est plié pour lui.
Il tient un vieux bout de papier dans la main : la bafouille de Theo, et l'injonction qu'elle contient, reçue vingt ans plus tôt.
Write a big book.
Voilà ce qu'il se dit en triturant le papelard :
Mouais. C'est peut-être le moment.
Ce travail lui demande cinq ans, pour reprendre ses quarante ans de prises de vues et de notes. En 1935 parait en deux volumes Hunting wild life with camera and flashlight. Cinq cents pages ras la gueule. Le bottin mondain de la vie sauvage nocturne.
Éternel insatisfait, il bosse sur une deuxième édition, revue et corrigée, qui parait un an plus tard. Agacé par les erreurs et les approximations qu'elle contient encore, il bûche sur une troisième édition qui ne verra jamais le jour.
Il disparait à 83 ans, le 24 mars 1942. Il décède dans la nuit. Évidemment.