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(Anthologie permanente) Jacques Darras, La Maye réfléchit

Par Florence Trocmé


La-Maye-reflechitUn substantiel extrait de La Maye réfléchit, tome 7 du Cycle de la Maye, œuvre de Jacques Darras qui dit qu’il a « l’eau autobiographique ». Le livre a été publié en février 2020 aux éditions Le Castor astral & In’hui.
Brueghel sur l'Al
Sur l'autoroute Al vers Lille
Quand on dépasse Castorama
Où la banlieue va se fournir
En meubles en clous
En canapés d'intérieur bref tout
Ce qui fait un chez soi
Chez vous, paix domestique
Aménagée, tout devient
Mobile tout à coup. C'est
L'Europe entière qui défile
Sur quatre huit ou seize roues —
Automobiles, semi-remorques,
Vans, camionnettes de
Location—, tout le monde met
Devant soi l'horizon, derrière
Soi sa maison. Nomades d'une heure,
D'un jour ou de plusieurs,
La course poursuite est engagée
Avec soi-même. Voyez
Je débouche d'une bretelle, j'ai fait
Le plein, super, diesel,
Je quitte une aire où
Rassasié, sandwich glacé
Dans l'œsophage ou glace sucrée,
Je retends ma bretelle
Sécurité, prêt à rejoindre le
Carrousel, le grand ballet
Des essuie-glaces, des frotte temps,
Des usagers, des Musagètes
De la Grand Route que sont tous les
Autoroutiers. Prudence !
Prudence ! Doucement je déboîte
De mon couloir de droite
Dont le marquage
Au sol, pointillés blancs à la
Peinture, va s'effaçant,
J'enclenche la deux, la trois, la quatre,
Je multiplie cinq fois un cinq, c'est
Fait, je file, je vais, je fends
En moi-même riant
De la souplesse, de la vitesse que mon
Chez moi motorisé,
Mon canapé ambulant,
Mon gisement pétrolier personnel raffiné
M'octroie,
Me tend — cent dix cent vingt, rappelle-toi
Que la limite autorisée
Ne dépasse pas cent trente à l'heure
Ah ! quelle joie
D'être un artiste avec le Temps
Brueghel Brueghel
Oui t'égaler !
Sans tes pinceaux avec le pied
Coincé sur la
Pédale à dérouler la toile
Des paysages et des saisons
Été hiver printemps automne
Je suis Musée et je suis Mur
Je suis Cimaise je suis Couleur
Je suis Vernis ne sens-tu comme
Il y a plaisir à côtoyer
À son volant à chaque seconde
L'accident — tableau
De sang tôles tordues,
Ton réalisme est dépassé
Brueghel l'Ancien
Retourne-toi
Vers le passé vois-le foncer Mercédès noire
Sur le couloir de gauche
Nous nous doublons
Nous redoublons tous désormais
Duchamp Marcel
Duchamp Villon
Duchamp Duchamp
Sur nos Dadas motorisés
D'un hennissement
Muet des phares une fois deux fois
Nous signalant
Dans la fenêtre du miroir
Gare gare ! j'arrive je vais
Plus vite que toi
Je suis plus riche
Plus important
Plus impérieux
Gare-toi gare-toi !
Nous avons l'art de l'éphémère à la
Vitesse conjugué
C'est réalisme plus abstraction
Pollock ou Kline
Ou De Kooning
Sont de vieux cons
Des chevalets
Américains moteurs bridés
Rien d'exotique comme d'être chez soi dans son cercueil
« Tombeau ouvert »
Dit l'expression
C'est bien trouvé c'est trop concret
« En suspension
Pulvérisée »
Est plus précis
Est plus abstrait
« Poussière volante sans les sabots »
Plus imagé
Voilà voilà ! nous recherchons
L'image mirage
D'où fut extraite l'essence qui
Jusqu'au plus fin de l'explosion
Coïncidât
Avec elle-même
Via grain de sable accidentel
L'essence nue
L'essence même
L'essence ciel
Piges-tu piges-tu snap je dat
Mijn Brueghel ?
Jacques Darras, La Maye réfléchit, tome 7 du Cycle de la Maye, Le Castor Astral & In’hui, 2020, 384 p., 20 €, pp. 81-83.


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