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(Anthologie permanente) Claude Minière, deux poèmes inédits

Par Florence Trocmé


Poezibao propose aujourd’hui, pour la rentrée, deux poèmes inédits de Claude Minière.
Les moyens du bord

Alors quand même on n’arrive pas à tout prendre,
les étoiles et les Rohingyas, l’espoir et les misères,
l’Éthiopie, les bras trop petits
trop petits malgré la colère la tendresse
et tout ce qu’il faudrait rendre et comprendre
et que je martèle creuse ou caresse
et le secours des rimes comme moyens du bord
tous les enfants vivants et les malades morts
mais surtout les vivants encore dans les embarcations
et ceux pour qui la vie est à coucher dehors
tous ceux qui sont à la périphérie, alors
qu’il faut bien s’occuper de notre cœur
lui souffler des paroles, lui rappeler son rôle
et faire ses exercices de respiration
et comme on dit conduire sa barque
avec rames et écopes eau potable et crampons.
Et ces moyens, ils ne sont pas médiocres
ils sont poussés à des extrémités vers le port
son opportunité aux maisons ocres.
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L’errance

L’errance est ma tonalité.  Depuis toujours.  Pour toujours ?  Il semble bien, puisque s’étant imposée à moi, elle est devenue, par destinée, mon plaisir, ma musique.  Je me trouve engagé (et non condamné, j’espère) à l’errance.  Aurai-je la suffisance de vouloir définir l’errance ?
1. Elle n’est pas toute la musique mais elle en est le caractère essentiel.  Elle s’impose dès les débuts et elle reste quand on a tout oublié.
2. C’est l’engagement.  L’engagement qui dure.
3. Le rythme est un « sous-produit » de la tonalité.  Il en est le produit le plus perceptible, le plus repérable, préhensible.
4. La tonalité est sensible mais on ne sait comment.  Une enveloppe et un mouvement.
5. Un climat ? Oui, c’est ça --- mais non comme l’on parle habituellement, ou savamment, du « climat ».
6. Un destin.
7. Les événements biographiques y sont probablement déterminants, mais il y a « autre chose », il y a une adhésion à ce qui vient d’avant, fondamentalement, et qui fait perspective (plus qu’avenir).
8. J’ai épousé l’errance, elle est autre et je m’y sens chez moi.
9. Elle m’emporte, elle me décide.
10. Même le mot, errrr, et hance, sonne porteur de prophéties sinistres, telluriques, magiques, merveilleuses.
11. Des puissances diaphanes, des menaces, les désirs.
12. Le plaisir inéluctable de ne point être sédentaire mais « free lance »…
13. L’épure charnelle des amours les plus violentes.
14. Un rêve fréquent : j’aborde une île dont je reconnais et ne reconnais pas les paysages,
   leur réalité je l’ai déjà vue en rêve.

15. Semblablement pour le rythme de l’écrit : j’écoute ma ligne. Je cherche la frappe heureuse, j’entends les battements et roulements des syllabes, j’éprouve la puissance et l’exactitude.
J’accueille le franchissement des habitudes de pensée et d’expression, j’honore même les clichés quand ils traduisent une part de vérité commune. Je me rapproche de la sensation, parfois se présente une coïncidence.
16. Mais le rythme, aussi naturel soit-il, aussi en accord avec sa jouissance soit-il, et son éclairement, s’inscrit dans un sentiment plus large d’errance qui est « mon rythme », ma nature, ou celle qui m’appelle (la tonalité générale de moi précisément).
Dira-t-on : « l’esprit dans lequel... » ?
17. L’errance, ce n’est point être perdu, c’est avancer avec le sentiment que l’on passe et ne tient pas définitivement la place.
18. Je ne peux rester en place.
19. La fugue stricte cependant est une forme.
20. J’ai vu les hommes informels et les cliques et les clans.  Rien ne m’a convaincu.
21. « L’érince », c’est ainsi que prononçaient les paysans farouches.
22. Rincé d’une pluie diluvienne, brûlé d’un soleil caillouteux.
23. Une basse continue est notée mais je dois encore du chant inventer l’alphabet.
24. Jacques Lacan : « Les non-dupes errent. »
25. Adulte, mon père fut un sédentaire --- mais adolescent ?  Comment était mon père adolescent ?
26. Et les errants hors rang traînent toujours
   Des histoires de famille mais ils n’en font
   Pas des romans car ce sont des orants
27. Il faut dire que les poètes ont été trop ambitieux : vouloir sortir du rang ! Ou pas assez.
28. Je lève ma coupe : Santé !  Désir de lever les voiles.
29. L’errance des îles heureuses.  L’embarcation sur son erre.
30. Et cependant, vu à Londres, le petit lutrin.  Haendel passait des heures penché sur lui.
31. Je chante l’élan, le soulèvement.  Je ne me laisse pas encombrer de galets dans la bouche, ne me laisse pas glisser à l’ornière.
32. Qui a parcouru de longues distances à pied, ses stances sont différentes.
33. Un errant d’envergure, T. E. Lawrence, qui se fiait à l’instinct : « L’éclair instinctif…le plongeon fulgurant du martin-pêcheur dans l’étang. »
Claude Minière, deux poèmes inédits, 2021 et 2020.


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