En Haïti, Antoine des Gommiers est l’homme d’une expression courante : « Si tu persistes dans l’erreur, il t’arrivera un malheur que même Antoine des Gommiers n’avait pas vu venir ». C’est un devin, Antoine des Gommiers, qui exerçait aux Gommiers et fait de son village un nom que le pays, l’Amérique et même le monde connaissent. Lyonel Trouillot contribue bien sûr à cette reconnaissance.
Le livre alterne des chapitres parlant de cet Antoine et d’autres parlant de la vie, telle qu’elle est vécue aujourd’hui. Tourné vers le passé, Franky est sans doute l’auteur des chapitres écrits en italique, racontant les prévisions de son ancêtre des Gommiers, citant ses bienfaits, et attirant chez lui de nombreuses personnes malgré des routes mal entretenues et des trajets éprouvants. Ti-Tony, frère jumeau de Franky, travaille dans une banque de borlette, une loterie où on perd plus qu’on ne gagne, mais il travaille et prend soin de son frère. Ils habitent une pièce dans un corridor, où tout le monde sait tout des autres, où on ne vient pas en visite, où les baffes pleuvent du matin au soir. « Pour les auditeurs et les chroniqueurs de Métromachin, nous, des corridors, on est tous semblables. Ils ne parlent de nous qu’au pluriel. Pour eux, la pauvreté c’est notre identité. Ils croient qu’on a le même rapport aux choses et qu’on pisse tous à la même heure ». Un enfant est capable de tromper des adultes pour leur soutirer un peu d’argent, un autre de couper les bras de son professeur qui encourageait Franky à étudier le passé et les figures de style.
D’une certaine façon, Ti-Tony et Franky sont les deux faces de Lyonel Trouillot : celui qui raconte le présent, celui qui raconte le passé. Celui qui s’attache au réel, au quotidien, aux « vrais pauvres » et celui qui plonge dans l’imaginaire et les temps révolus, et n’a « pas encore désappris à penser par images ».
C’est un livre formidable. Dont on retient certains témoignages comme celui de « l’homme qui se cognait la tête contre les murs ». Antoine des Gommiers lui dit : « Tu n’aimes pas les murs. C’est le bon instinct. Mais tu t’y prends mal. » Et il l’emmène devant une toute petite maison, le colle contre le mur et lui dit : « Le mur, il t’empêche de voir la plaine et la mer ». L’homme alors comprend qu’il « faut voir l’objectif derrière l’obstacle ». Et depuis, il déclare : « Je déteste toujours les murs mais j’ai appris à regarder derrière ».