« Le langage sert aisément à mettre devant la pensée un verre très grossissant, qui la projette aux yeux étrangers comme monstrueuse et dilatée, quand elle-même n’était pour elle-même qu’un peu d’agitation locale. Mais celui qui n’a pas le don littéraire exprime par contre en très petit ses plus grandes émotions et ne peut émettre que des épithètes sans force. C’est le verre diminuant » (PV)
1.
15 octobre 2020.- Météo sinistre (10°C). Virus, masque, couvre-feu, ennui, léthargie. Au milieu de tout ça deux chroniques sautillantes et goulues de Bernard Frank.
16 octobre 2020.- Sinistre appétence automnale (11°C). Acquis deux quasis incunables de Paul Gégauff (âme damnée de la nouvelle vague, je ne referai pas l'histoire). Pour le reste, longue sieste, enfin principalement.
17 octobre 2020.- Temps nuageux (13°C). Un jeune baron désargenté choisit le toit d’un autre pour y vivre tant bien que mal. Avec lui il apporte pour tous bagages sont cynisme, sa fantaisie et un sens assez gaillard de la catastrophe. Tout finira très mal, le jeune baron tombera vaguement amoureux d’une freluquette de 12 ans et demi et laissera un champ de ruines fumantes derrière lui. Voilà l’intrigue du Toit des autres, troisième roman de Paul Gégauff paru en 1952 aux Éditions de Minuit (qui n’étaient pas encore lactescentes). C’est léger, superficiel, cynique, assez joliment écrit et pour un peu on se croirait dans du Rohmer en pire.
L’heure du couvre-feu établie à 21H00 il n’y aura donc pas trop d’appétence festive ce soir (et pendant au moins six semaines). Est-ce si grave ? Ce perpétuel besoin de faire la fête n’est-il pas au fond plus sinistre qu’autre chose ? Pour Houellebecq, et dans ses Interventions, certainement : « Le but de la fête est de nous faire oublier que nous sommes solitaires, misérables et promis à la mort ; autrement dit, de nous transformer en animaux. C’est pourquoi le primitif a un sens de la fête très développé. Une bonne flambée de plantes hallucinogènes, trois tambourins et le tour est joué : un rien l’amuse. À l’opposé, l’Occidental moyen n’aboutit à une extase insuffisante qu’à l’issue de raves interminables dont il ressort sourd et drogué : il n’a pas du tout le sens de la fête. Profondément conscient de lui-même, radicalement étranger aux autres, terrorisé par l’idée de la mort, il est bien incapable d’accéder à une quelconque exaltation. Cependant, il s’obstine. La perte de sa condition animale l’attriste, il en conçoit honte et dépit ; il aimerait être un fêtard, ou du moins passer pour tel. Il est dans une sale situation. »18 octobre 2020.- Beau temps frais (13°C). Le Toit des autresest certes un peu ennuyeux, mais on y trouve déjà les traces de la joyeuse veulerie qui s’entendra ensuite, chez Godard, Chabrol, ou Rohmer. D’ailleurs, à ce titre, on ne remerciera jamais assez Paul Gégauff d’avoir élevé ladite veulerie au rang des beaux arts.
Par ailleurs dans ses Interventions 2020, on peut relire la belle notule que Houellebecq avait consacrée à Neil Young dans le Dictionnaire du Rock de Michka Assayas. Texte magnifique, rempli d’une émotion qui ne se cache pas : « Les chansons de Neil Young sont faites pour ceux qui sont souvent malheureux, solitaires, qui frôlent les portes du désespoir ; mais qui continuent, cependant, de croire que le bonheur est possible. Pour ceux qui ne sont pas toujours heureux en amour, mais qui sont toujours amoureux de nouveau. Qui connaissent la tentation du cynisme, sans être capables d’y céder très longtemps. Qui peuvent pleurer de rage à la mort d’un ami (Tonight’s the Night) ; qui se demandent réellement si Jésus-Christ peut venir les sauver. Qui continuent, en toute bonne foi, à penser qu’on peut vivre heureux sur la Terre. Il faut être un très grand artiste pour avoir le courage d’être sentimental, pour aller jusqu’au risque de la mièvrerie ».19 octobre.- Soleil voilé, morne plaine (17°C)
20 octobre 2020.- Tempête (18°C). Je suis tombé au labeur, un plat comme on dit, et me voilà avec les deux coudes, les deux genoux, amochés. Le tout parfaitement asymétrique, comme quoi l'accidentel peut mener à des choses parfaitement alignées. Sinon, et pour le reste, je dois dire que je partage quasiment toutes les vues politiques gauchisantes de Jean Patrick Manchette. Enfin celles que laisse deviner la lecture de sa correspondance. C'est étonnant, car pas plus tard hier j'ai presque été courroucé par les propos tchétchènophobes du Général Alcazar de la France Insoumise. On me souffle que ce type serait le représentant officiel de la gauche française, aujourd'hui, en 2020. Permettez-moi d’être un poil dubitatif.
22 octobre 2020.- Pluie (17°C). Superbe étape du Giro, qui passait par le Stelvio. Une chronique de Bernard Frank : antisémitisme des frères Goncourt, quelques marinades et puis Cecile Guilbert qui aurait écrit un éloge du porte-jarretelles. Pour le reste, pas de professeur décapité aujourd'hui.
23 octobre 2020.- Tenace aquosité (14°C). Traînaillé dans le Journal Inutile du vieux Morand qui fait un bel éloge de son ami Emmanuel Berl. Tout cela est presque amusant tant l’antisémitisme poisseux de notre oiseau semble notoire dans le landerneau (on me souffle que Morand aurait surtout adopté cette tare par couardise conjugale, c'est à développer ). Nouvelles acquisitions : Pierre Bergounioux – B-17G, Cécile Guilbert - Roue libre.
24 octobre 2020.- Quelques éclaircies (18°C). Lu B-17 G de Pierre Bergougnioux, soixante pages, mais peut-être son plus grand livre, son Nix Olympica. Une forteresse volante, la froideur des altitudes, du métal et des matériaux, le feu nourri d’un chasseur allemand, la chaleur des gerbes de sang, la mort à 19 ans, avec la terre, là, 22 000 pieds plus bas. C’est magnifique, et c’est que rappelle Pierre Michon dans une postface tout aussi magnifique. (Si mon habituelle paresse intellectuelle me lâche un peu les mollets je reviendrai peut-être sur tout ça demain, ou plus tard, ou jamais). Entamé Roue Libre de Cécile Gulbert, je m’y sens déjà très bien.
25 octobre 2020.- Il pleut (18°C). Comme promis hier je voulais écrire quelques lignes de plus sur le B-17 G de Bergounioux, mais aucune inspiration, rien, je ne suis plus qu'une moule (ce mollusque lamellibranche comestible, à valves renflées et oblongues, noir bleuté, sans charnière, qui vit fixé sur des surfaces immergées). Lutte contre le politiquement correcte, la novlangue, défense de l'art contre la culture, les chroniques de Cécile Guilbert ne sont pas si mal que ça.
2.
26 octobre 2020.- RiEn.
27 octobre 2020.- 27 octobre 2020.- Temps plutôt ensoleillé (14°C). Ce virus ne nous lâche pas les mollets, nous n'en sortons pas, c'est vaguement désespérant. Quatre mots chez le jeune Valéry (Paul) : « La vie...cet aperçu. »
28 octobre 2020.- Vague beau temps (16°C). Aujourd’hui j’ai croisé un type sans masque qui promenait un pit-bull sans muselière. Vous avouerez que tout cela ne manque pas de sel ! Par ailleurs, je suis toujours à demi plongé dans les chroniques de Cécile Guilbert. Elles sont un peu sollersiennes sur les bords. Étonnez-vous, mais pour moi c’est un compliment.
31 octobre 2020.- Météo splendide (21°C). Comme pour le dernier confinement le temps est au beau fixe. Les rayons du soleil dardent avec une intensité moqueuse et il faut bien dire que tout cela ne manque pas d’une certaine cruauté. Cependant, ne nous laissons pas abattre aussi facilement, nous avons un petit bout de jardin et puis il y a les livres, celui de Cécile Guilbert par exemple. Ce livre, Roue libre, prouve que si l’époque manque de « passeurs » il y en a tout de même encore deux, trois dans le Landerneau. Cécile Guilbert en est un (je ne féminiserai pas le mot « passeur », passeuse c’est trop vilain) qui nous donne des envies et chacun sait que sans envies la vie n’est qu’une de bout de bois qui ne mène pas à grand-chose La lisant on trouve Thomas Ravier ou Marc Weitzmann alléchants, on est est prêt à découvrir vraiment Guy Dupré, on s’intéresse à l’œuvre de Roberto Calasso, on est même prêt à lire la correspondance entre Philippe Sollers et Dominique Rolin. Tout cela n’est pas rien, l'appétit c'est important.
1er novembre 2020.- Ciel se couvrant (19°C). Grosse fatigue. Sur les conseils de Cécile Guilbert j'entame L'innommable actuel de Roberto Colasso. C'est court dense et touffu, il est question de religion de fondamentalisme islamique, de sécularité et d'autres choses qui m'échappent un peu. Disons que je lis ça avec la vraie admiration du cancre qui fait semblant de ne pas s'intéresser.
2 novembre 2020.- Ciel dégagé (19°C). Le livre ne serait pas un « produit essentiel ». Un « produit » : peut-être pas tout le temps, «non- essentiel » : peut-être pas pour tout le monde. En attendant, ce sont les recéleurs dématérialisés qui sautillent. Sinon chez Roberto Calasso il est question de terrorisme et de tourisme : « À propos d’un lieu, on mentionne immédiatement s’il est intact ou défiguré par le tourisme. On parle du tourisme comme d’une maladie de la peau. Et pourtant le touriste idéal aimerait visiter des lieux qui n’ont pas été défigurés par le tourisme, tout comme le terroriste idéal aimerait œuvrer dans des endroits qui ne sont pas contrôlés par des mesures de sécurité. L’un et l’autre rencontrent quelques difficultés. Et ils doivent en faire endosser la faute à ceux de leurs compagnons qui les ont précédés ».
4 novembre 2020.- Appétence frisquette (10°C). Le 25 janvier 1966, Emil Cioran fait un petit tour chez le coiffeur. On le confie à apprenti un peu penaud qui, d’entrée de jeu et sans vraiment attendre, lui fait une belle entaille, avec son rasoir, du côté de l’oreille gauche. L’ami Emil qui n’est pas vraiment réputé pour garder son calme en toutes occasions sent une large colère lui monter le long de l’épigastre, il se lève pour quitter un salon où règne une incompétence potentiellement homicide. Cependant, allez savoir pourquoi, il garde l’esclandre pour lui et se rassied comme si de rien n’était. Pour un être aussi irascible que lui, c’est une immense victoire. Sa pratique de la littérature bouddhique n’aura donc pas été absolument inutile. Il y aura appris l’orgueil de triompher de sa propre nature et il faut bien dire que tout cela n’est pas rien.
5 novembre 2020.- Nuages (12°C). Le 12 octobre 1968 Jean Paulhan est enterré à Bagneux. Belle journée, douce, ensoleillée, on glisse sur les feuilles mortes. Le vieux Morand raconte tout cela dans son Journal Inutile. Il se pose aussi cette question : « Que vaut-il mieux ? Être enterré par soleil ou sous bise aigre ? »Quelques décennies plut tôt le jeune Valéry (Paul) constate deux trois choses que l’on aurait beaucoup de peine à réfuter : « Les hommes sont forcés de se haïr pour se dévorer, et c’est un grand désavantage qu’ils ont là par rapport aux animaux, lesquels s’entre-mangent avec fureur, mais sans haine. Rien d’inutile chez l’animal ».
6 novembre 2020.- Ciel gris-bleu, vague douceur (14°C). Largement entamé Un Temps pour haïr de Marc Weitzmann. C’est un objet assez étonnant qui tourne autour de l’islamisme français et qui le fait avec un arsenal pour le moins mélangé : reportages, interviews, notes de police, plongée historique, réflexions personnelles. On ne perd rien dans ce mélange qui excède de beaucoup la simple enquête journalistique, c’est même passionnant, plein de dissection (les convertis), de détricotage (les excuses sociologiques), de froide précision qui tourne à l’émotion (le récit des divers attentats), et pour tout dire il y a même quelque chose de romanesque, de dostoïevskien qui rôde (Hayat Boumeddiene est une incontestable figure romanesque).
7 novembre 2020.- Morne appétence automnale (14°C). Dieudonné, Alain Solar, la « manif pour tous », la « marche des beurs », les amitiés franco-irakiennes, Jacques Chirac, Jean-Pierre Chevenement, Saddam Hussein, Jean Thiriart Jeune Europe, les révolutionnaires nationaux, les foyers Sonacotra, la fascination de Jean Genet, d’Eric Zemmour, de Virginie Despentes pour les Djihadistes. Les prêches islamistes, la déculturation, la drogue, l’alcool, le Taqîya… dans le livre de Weitzmann tout se recoupe et tout donne le vertige. Vertigineuses aussi les écoutes téléphoniques retranscrites où l’on peut entendre les dernières heures d’Hasna Aït Boulahcen (cousine d'Abdelhamid Abaaoud morte dans l’assaut de Saint Denis). Pour Weitzmann, il y a là quelque chose de tragi-comique, de vaguement beckettien. C’est certainement un peu vrai, mais dans cette panique détachée dans ce vide absolu à l’œuvre n’y-a-t-il pas aussi quelque chose de déchirant ?
8 novembre 2020.- Averses (16°C). Fini Un Temps pour haïr. Ce livre important, oserais-je dire nécessaire, n'omet aucune chose terrifiante, ouvre des perspectives tout aussi terrifiantes, tout un faisant un constat terrifiant lui aussi : nous ne sommes pas prêt d'en avoir fini avec l'antisémitisme.
3.
9 novembre 2020.- Soleil bas, douceur (18°C). 1 / J’ai déjà, ici même, largement parlé des Chroniques de Gérard Bauër et du bonheur de lecture qu'elles offraient. Aujourd’hui j’entame un nouveau recueil de celle-ci (en fait, il y a deux recueils, deux tomes, et j’avais lu le second, c’est donc le premier que j’entame) et le charme, la délicatesse, une belle tristesse sont toujours là. Nous sommes au lendemain de la seconde guerre mondiale. Bauër rend visite à un Léon-Paul Fargue proche de la fin et qui ne quitte plus son appartement du boulevard de Montparnasse. Il est là sur son lit, fumant sans cesse, regardant au loin le boulevard des Invalides, la rue de Sèvres et la rue Lecourbe, appelant Bauër par son petit non, le soustrayant à « toutes les pesanteurs du monde », lui offrant, sans avarice, les « trésors d’une vie et d’un talent ». On entend sa voix au-dessus des houles du carrefour (ce carrefour qui plus tard sera renommé Place Léon-Paul Fargue). Quelques pages plus loin, Bauër fait l’éloge des petites plages, ces plages où les jeunes filles devenues épouses regardent « couler entre leurs doigts le sable des premiers rendez-vous », puis il visite deux villes détruites par la fureur : Saint-Malo et Gênes. À Saint-Malo les remparts pourtant toujours là ne laissent même plus imaginer l’emmêlement des maisons. À Gênes, il n’y a plus de théâtres, les quatre ont été détruits. Qu’y a-t-il de plus triste qu’une ville sans théâtres ? : « Tant de chants, d’émois, de bravos, de rencontres dans les loges, de palpitations, derrière les portants, de pas soyeux des ballerines avant leur entrée en scène, cet amoncellement impalpable, croyez-vous donc qu’un théâtre ne la garde pas en lui comme un trésor ? Les promesses tenues du bonheur et de l’oubli, la beauté dans sa représentation, l’espérance, les déceptions, la renommée des filles belles et charmantes, leurs ombres tendres : une nuit de guerre et rien n’en demeure que ces pierres sur la place ». 2/ En septembre 1937 Robert Brasillach traverse l'Allemagne avec une petite troupe d'amis. On chante la Madalon sous l’œil goguenard des Bavarois. À Nuremberg dans le stade du Zeppelinfeld on reste extatique devant le spectacle des païens à flambeaux (Cécil B DeMille n'aurait pas fait mieux). Tout est plein de drapeaux, de fébrilité, de virilité et de nouveauté ! Plus loin, les campagnes atteintes, à l'entrée des villages, on peut voir de jolis panneaux souhaitant le bonjour aux voyageurs, d'autres panneaux, tout aussi jolis, indiquent que « Les Juifs ne sont pas bienvenus ici ». Pour Brasillach c'est un trait de « politesse contenue ». Dans le post-scriptum d’une lettre à Margarete Steffin datée du 7 juin 1939, Walter Benjamin écrit : « PS Karl Kraus est mort trop tôt. Écoutez-moi bien : la Société viennoise du gaz a cessé toute livraison de gaz aux Juifs. L’utilisation du gaz par la population juive entraînait des pertes pour la Société, parce que les plus forts consommateurs, justement, ne réglaient pas leurs factures. Les Juifs recouraient de préférence au gaz pour se suicider. »
10 novembre 2020.- Temps plutôt nuageux (18°C). Chez Gérard Bauër Louis Jouvet tutoie tout le monde : ses élèves, ses machinistes, les hommes politiques, les journalistes, le porteur de bagages de la gare de Lausanne, Jean Giraudoux, Valentine Tessier : « Jouvet, dans son tutoiement met une complicité de métier, et, mieux encore, une communauté humaine : celle de l’égalité des hommes devant l’effort, devant le sort, devant tout ce qu’on ne peut vaincre que par une entente assez chaude... ». Chez Bauër on tournicote aussi autour du Vicomte de Chateaubriand : « qu’il fasse son métier, qu’il nous enchante ! » on s’émeut devant le Monde d’hier de Stefan Zweig, on est pris de chagrin en se souvenant de Tristan Bernard et Reynaldo Hahn, ces amis que l’on a vraiment connus et qui se trouvent réduits à « l’immobilité bleue d’une plaque sur un mur ». Charlie Chaplin a soixante ans, la Scala de Milan est reconstruite, le demi vingtième-siècle avance, on lui en voudrait presque de trop avancer (Bauër est un homme du dix-neuvième siècle finissant plus que d’autre chose).
11 novembre 2020.- Brume (13°C). Gérard Bauër n’est certainement pas d’un modernisme échevelé ; mais quelle délicatesse, quelle absence de ricanement. Il enterre Jouvet, se souvient de la porteuse de lait qui, la nuit du 25 au 26 janvier 1855, découvrit le corps de Gérard de Nerval pendu au fond de la rue de la Vieille Lanterne, se dirige vers le cirque de Gavarnie dans un autobus où une jeune voyageuse est en short de toile avec de longues jambes cuivrées, un sweater rouge et des boucles d’oreilles fleuries (ce sont les débuts du tourisme de masse), assiste à la première d’un documentaire consacré à Paul Claudel en présence de l’intéressé, et constate que le seul vrai drame dans la vie, hormis la cruauté des hommes, c’est le temps qui passe : « Celui qui se charge d’aller fleurir les tombes risque de voir fermer sur lui les portes du cimetière. Il est de meilleur ton de louer ce qui vient et d’abandonner ce qui fut à la poussière. Pour ma part je ne m’y résigne guère, considérant d’ailleurs qu’il n’est pas de présent si l’on supprime le passé, et que la solidarité de l’un et de l’autre est indestructible ».
12 novembre 2020.- Soleil bas, nuit précoce (16°C). Au printemps 1953 Gérard Bauër visite l’Italie, la Sicile, Palerme, Monreale, la chapelle Palatine, Cefalu, Agrigente (cette ville grecque), il est ravi par les chemins poussiéreux, ébloui, par les jardins, le soleil et la mer. Le détroit de Messine derrière lui le voila bientôt à Naples où il entend le Barbier de Séville au San Carlo, avant de rencontrer Ingrid Bergman et Roberto Rossellini. Ils sont là pour tourner un film, Un voyage en Italie, qui est l’histoire « d’un désaccord conjugal » et sont accompagnés par Georges Sanders, une vedette venue « tout exprès d’Amérique » qui passe son temps à boire du brandy. Bon en dehors de l’Italie Bauër aime aussi beaucoup Henri IV, ce n’est pas le cas de tout le monde et notamment des bonapartistes : « En 1818, Louis XVIII entreprit de restituer une statue à Henri IV et il la fit couler dans le bronze fondu des « statues » de Napoléon (celle de la colonne Vendôme et celle de Boulogne-sur-Mer) . Cette revanche royale ne fut pas du goût du fondeur , qui était bonapartiste ; et le fondeur plaça une statuette de Napoléon dans le bras droit de Henri IV et des libelles bonapartistes dans le ventre de son cheval. Ils y sont toujours. »
13 novembre 2020.- Il y avait du soleil, mais il n’est plus là. Alors, hein ? Ah quoi bon ! (14°C). Être minoritaire c’est la seule façon d’être libre. Qui de plus minoritaire, de plus libre, que Stanislas Rodanski qui pendant plus de trente ans restera enfermé dans l’hôpital psychiatrique de Saint-Jean-de-Dieu à Lyon ? Fugueur, rêveur, déporté, drogué, suicidaire, elctrochoqué, inventeur du « terrorisme amusant », je ne reviendrai pas sur la biographie de celui qui voulait « N'être rien, Être tout, Ouvrir l'être » ( vous n’avez qu’à vous renseigner sur ce Soleil noir du surréalisme tardif par vous-même). Simplement, aujourd’hui je lis Requiem for Me un texte écrit en 1953, entre deux internements, et j’ai peu de peine à le trouver magnifique. C’est une sorte de méta autobiographie pleine d’extylose (je viens d’inventer ce mot, il me semble parfaitement concordant avec le sujet évoqué), de sourdes scansions, un « objet littéraire » où la folie n’est plus un problème, mais une solution. Bref un texte libre, totalement libre.
14 novembre 2020.- Soleil automnal, soleil gâché (17°C). Dans le Requiem for Me de Rodanski on ne sait pas ce qui tient de la vérité ou du l’affabulation, des détails voulus, de la dure réalité du granite où du moralement nuageux. Ainsi : « Je n’ai tué qu’une fois, en Allemagne, pour voir l’effet que cela me faisait. Je pouvais tué sans risque d’être puni. Les Alliés me félicitèrent pour avoir abattu un Lagerführer qui prenait la fuite*. En fait, c’était le meurtre prémédité par excellence, celui qui ferait mon bonheur. J’en ai saisi l’occasion. Abattre quelqu’un pour le plaisir. Le crime passionnel, mais lucidement décidé, exécuté, est mon ambition annihiliste. Comme cela paraîtra inventé, je pense que ce besoin dissimule autre chose, des complexes par exemple… (*J’eus longtemps honte de cette fourberie. Revenu à moi, ce souvenir du mort, net dans un carré de salades, me délecte). » Incité par Rodanski, picoré dans les Lettres de guerre de Jacques Vaché, là c’est l’umour qui est nuageux. Plus tardivement, attaqué frontalement les mille deux cents pages du Dictionnaire égoïste de la littérature mondiale de Charles Dantzig. Gros massif, premier piton et premier constat : pourquoi égoïste ? alors que c’est plutôt snob et partageur ?
To be continued.