Sur les réseaux sociaux, ces pas de danse qui donnent l’illusion du mouvement tout en se déplaçant très peu font fureur auprès de la « génération Covid ». Une façon pour ces jeunes gens contraints à l’immobilité de ne pas perdre le rythme de la vie ?
Covid-19. Je suis considéré particulièrement vulnérable, cochant plus de trois critères dans la liste publiée sur le site service-public.fr, qui en comporte onze. Du coup, je sors très peu. Mais pour ne pas abandonner mon corps aux désastres de la pesanteur, je me suis procuré un vélo d’appartement, et depuis je pédale, je pédale comme un fou. J’abats des kilomètres sans avancer d’un pouce, me faisant l’effet d’un hamster sur sa roue de course. Le casque sur les oreilles, les yeux rivés sur mon iPad, tout en pédalant, je regarde sur TikTok ou sur YouTube des gamins s’agiter sur des musiques électro. Ils sont seuls face à la caméra réalisant des prodiges acrobatiques. Leur danse s’appelle Shuffle, ce qui, en anglais, signifie « mélanger » mais aussi « traîner les pieds ». Pourtant, on peut dire qu’ils ne traînent pas. Je me sens à bout de souffle rien qu’en les regardant.
Article issu du magazine n°147 février 2021Sur TikTok, des jeunes filles font des démonstrations. En minijupes ultra-courtes ou en pantalons bouffants, elles croisent les pieds chaussés de baskets luminescentes à une allure folle tout en sautant au rythme de la musique. Ce qui leur vaut des millions de vues sur le réseau social chinois ! La tête recouverte de leur capuche de jogging, un pantalon très large strié de bandes fluorescentes, les jeunes garçons ont un style plus viril. Ils multiplient les figures, augmentent la vitesse. Mais je reconnais les pas exécutés avec la même dextérité. Les vidéos sont extrêmement courtes. Alors, j’émigre sur YouTube pour glaner quelques explications. Le site regorge de tutoriels. Un jeune homme sympathique montre comment réaliser le Running Man, « l’homme qui court », un pas incontournable du Shuffle. Il s’agit de donner l’impression de courir, en avant, puis en arrière, tout en restant immobile. Pour cela, il suffit de faire glisser un pied en arrière, à chaque fois qu’on pose l’autre sur le sol. « Vous écoutez vos pieds qui chantent », explique le jeune homme de la vidéo, attirant l’attention sur le frottement de la basket sur son parquet. Puis il exécute d’autres pas où l’on croise les jambes, tout en donnant l’impression que l’on se déplace sur le côté. Je comprends que toute cette danse consiste à simuler du mouvement, alors qu’on se déplace très peu. Eux aussi semblent enfermés dans une roue de hamster !
Shuffle est en fait une vieille expression américaine, qui remonte aux temps de l’esclavage. 1739, Caroline du Sud, des esclaves se révoltent. Sous la direction de Jemmy, un esclave originaire de l’actuel Angola, ils s’emparent d’armes, incendient des plantations et tuent une vingtaine de Blancs. Après la répression féroce de cette rébellion, les Blancs ont peur et interdisent aux esclaves l’usage des tambours grâce auxquels ils communiquent pour se réunir. Alors les esclaves, coincés sur place, ont pris l’habitude de traîner les pieds en cadence (to shuffle), reproduisant les rythmes de leurs tambours. Plus tard, ils ont intégré ces pas dans leurs musiques, ce que, dans les années 1920, on appellera Tap Dance – les claquettes.
Les jeunes gens que je regarde sur TikTok, assignés à résidence par temps de Covid, connaissent peut-être l’origine du mot Shuffle, seule liberté laissée aux esclaves. À moins que, confrontés à la claustration de l’épidémie, ils n’aient spontanément retrouvé l’inspiration originaire : traîner des pieds en cadence pour ne pas perdre le rythme de la vie.
Mais la répression rattrape encore la révolte, fût-elle confinée dans une sorte de roue de hamster. Depuis fin 2019, les autorités iraniennes arrêtent les jeunes filles qui « shufflent » sur Instagram. Accusées de « création de contenus obscènes », elles sont incarcérées dans la prison pour femmes de Qarchak, là où elles ne pourront certainement ni danser ni faire usage d’un vélo d’appartement.
Tobie Nathan
Philosophie magazine n°147 février 2021