Cet essai d'Octavio Paz trainait dans ma PAL depuis des plombes. J'ai profité du challenge d' Ingannmic et Goran pour le sortir. Il traite du Mexique et des mexicains, du développement et de l'histoire de ce pays et surtout de ses hommes, de leur identité. Il revient sur les aspects pré-coloniaux avec l'empire aztèque mais aussi sur le suicide de cette civilisation et les crimes et apports des conquistadors, sur la Révolution et Zapata. Il s'interroge aussi sur la place du Mexique dans le monde, comme pays "en développement"... Ecrit en 1950, il a été complété par la Critique de la pyramide en 1970 suite à l'écrasement, dans le sang, de la révolte estudiantine de 1968. Là, c'est assez étonnant de lire combien il s'inspire des formes des pays pour tirer des conclusions les modes de fonctionnement ou de domination.
Ouvrage intéressant, à la langue agréable, mais qui nécessiterait d'avoir plus de connaissance sur le Mexique pour permettre un regard critique !
"Tous, tant que nous sommes, nous avons, à un certain moment, découvert notre existence comme quelque chose de singulier, d'intransférable, de précieux. Presque toujours, cette révélation se situe dans l'adolescence. La découverte de nous-mêmes, c'est tout à coup de nous savoir seuls ; entre le monde et nous s'élève soudain une barrière impalpable et transparente : celle de notre conscience. Il est certain que, dès notre naissance, nous nous sentons seuls ; mais les enfants et les adultes ont la possibilité de transcender leur solitude, de s'oublier eux-mêmes, par le jeu ou le travail. L'adolescent, lui, vacillant entre l'enfance et la jeunesse, reste interdit un temps devant l'infinie richesse du monde. L'adolescent s'effraie d'être. Puis, au saisissement succède la réflexion : penché sur le fleuve de sa conscience, il se demande si ce visage qui affleure lentement du fond, déformé par l'eau, est bien le sien. La singularité d'être - pure sensation chez l'enfant - se transforme en un problème et une interrogation, en une conscience qui interroge. Il se passe quelque chose de semblable avec les peuples en crise de croissance. Leur être se manifeste comme une interrogation : qui sommes-nous, et comment réaliserons-nous ce que nous sommes ? Très souvent, les réponses que nous donnons à ces questions sont démenties par l'histoire, peut-être parce que ce qu'on nomme "le génie des peuples" n'est qu'un ensemble de réactions dans une situation donnée ; il suffit que se modifient les circonstances, et les réponses varieront, et avec elles le caractère national qui se prétendait immuable"
"Cette mexicanité - goût nonchalant et heureux de l'ornement, négligence, passion et réserve - flotte dans l'air. Et si je dis qu'elle flotte, c'est parce qu'en vérité elle ne se mêle ni ne se fond avec l'autre monde, le monde américain, fait de précision et d'efficacité. Elle flotte mais ne s'oppose pas ; elle se balance au gré du vent, parfois déchirée comme un nuage, parfois dressée comme une fusée qui part. Elle se traine, ondule, se détend, se contracte, dort ou songe, belle guenille. Elle flotte : elle n'en finit d'être, elle n'en finit de disparaitre"
"Les Mexicains [...] Par leur dandysme grotesque et leur conduite anarchique, ils ont souligné non pas tant l'injustice et l'incapacité d'une société qui n'a pas réussi à les assimiler, que leur volonté personnelle de continuer à être distincts"
"Notre pauvreté peut se mesurer au nombre et à la somptuosité des fêtes populaires. Les pays riches en ont peu : ils n'en ont ni le temps ni le goût. Elles ne sont pas nécessaires : les gens ont d'autres choses à faire, et quand ils se divertissent, ils le font par petits groupes. Les masses modernes sont des conglomérats de solitaires. Dans les grandes occasions, à Paris ou à New York, quand le public se rassemble sur les places ou les stades, l'absence du peuple est remarquable : on voit des couples et des groupes, jamais une communauté vivante dans laquelle la personne humaine se dissout et trouve son salut en même temps. Mais un pauvre Mexicain, comment pourrait-il vivre sans ces deux ou trois fêtes annuelles, qui compensent sa détresse et sa misère ? Les fêtes sont notre unique luxe"
"La production de masse se fait à travers la confection de pièces détachées qu'on réunit ensuite dans des ateliers spécialisés. La propagande et l'action politique totalitaires - de même que la terreur et la répression - obéissent aux mêmes lois. La propagande diffuse des vérités incomplètes, en série, par pièces détachées. Plus tard, ces fragments s'organisent et deviennent des théories politiques, vérités absolues pour les masses. La terreur obéit au même principe. La persécution s'exerce d'abord contre les groupes isolés - certaines races, ou classes dissidentes, suspectes - pour finalement atteindre tout le monde. Au début, une partie du peuple contemple avec indifférence l'extermination des autres groupes sociaux, puis elle contribue à leur persécution quand les haines internes s'exaspèrent. Tout le monde se sent complice, le sentiment de culpabilité atteint toute la société. La terreur se généralise : il n'y a plus que des persécuteurs et des persécutés. Le persécuteur, du reste, se transforme aisément en persécuté. Il suffit d'un changement de la machine politique. Nul ne saurait échapper à cette dialectique féroce, pas même les dirigeants"
"Le Mexicain et la mexicanité se définissent comme rupture et négation. Et aussi, finalement, comme recherche, comme volonté de transcender ce statut d'exilé : comme conscience vivante de la solitude, personnelle et historique"
"Par la Révolution, le Mexicain tente de se réconcilier avec son Histoire et son origine. C'est pourquoi ce mouvement possède un caractère à la fois désespéré et rédempteur. Si ces mots, usés par tant de lèvres, gardent encore un sens pour nous, ils disent que le peuple refuse toute aide extérieure, tout schéma venu d'ailleurs et sans relation profonde avec son être, afin de se tourner vers lui-même"
"Il n'est pas étonnant que la société poursuive avec la même animosité l'amour et la poésie qui témoigne pour lui, et qu'elle le condamne à la clandestinité, au monde sombre et confus de l'interdit, du ridicule, de l'anormal. Et il est encore moins étonnant que l'amour et la poésie éclatent en formes extrêmes et pures : le scandale, le crime, le poème [...] Défendre l'amour a toujours été une activité antisociale et dangereuse. Et maintenant, elle commence à être véritablement révolutionnaire. La situation de l'amour à notre époque montre comment la dialectique de la solitude, dans sa plus profonde manifestation, amène à la frustration, à cause de cette société. Notre vie sociale s'oppose presque toujours à toute possibilité d'authentique communion érotique."
"Le théâtre et l'épopée sont aussi des Fêtes, des cérémonies. Dans la représentation théâtrale, comme dans la récitation poétique, le temps ordinaire cesse de couler, et cède le pas au temps originel. Grâce à la participation, ce temps mythique, originel, père de tous les temps qui masquent la réalité, coïncide avec notre temps intérieur, subjectif. L'homme, prisonnier de la succession, rompt son invisible prison de temps, et accède au temps vivant [...] Par le moyen du Mythe et de la Fête séculaire ou religieuse, l'homme brise sa solitude et redevient uni à la création. Ainsi le Mythe, déguisé, occulté, caché, réapparait dans presque tous les actes de notre vie et intervient de façon décisive dans notre histoires : il nous ouvre les portes de la communion"
"Une société plurielle, sans majorités ni minorités : dans mon utopie politique nous ne sommes pas tous heureux, mais, au moins, nous sommes tous responsables. Surtout et avant tout : nous devons concevoir des modèles de développement viables, moins inhumains, moins couteux et insensés que les modèles actuels"