Fatima Ouassak - politologue, cofondatrice du collectif Front de mères -, et Linda Maria Baros - poète, essayiste et traductrice -, deux femmes s'expriment à propos des mères et des banlieues dans les extraits ci-dessous.
Le choeur des enfants jetés à la poubelle
Il fait silence; ici règne la paix. Et vient le matin.
On dirait que la milice a jeté l’éponge sur les banlieues.
Seules les mères, les mères qui ont fabriqué au cours de la nuit,
qui ont furieusement fabriqué de la matière première,
brisent maintenant les portes des cuisines. Crient.
Dehors, dans les poubelles, l’air vibre dans
les poitrines, dans les os des nouveau-nés.
Leurs pas bruissent à travers l’herbe du macadam,
nouent la maison à la rue.
Elles ne veulent pas voir la ville serrée dans le filet
des égouts. Le paysage urbain calciné.
Elles quittent la maison, ne veulent pas sentir la lumière
se raccorder aux immeubles par des pénétrations répétées.
La chair qui nourrit la ville de béton.
Comme si toute la nuit, perdues dans la limaille de fer
de la maison, elles s’étaient collées au vide, à son aimant.
Elles ne veulent pas voir les impasses où pleurent les pendus,
les jeunes femmes, les éboueurs.
Ni le brouillard visqueux des rues à travers lequel,
marchent, embaumés, les passants enduits de cire.
Les SDF que tord la bouée des égouts.
Elles ne pensent ni aux touristes aux ongles peints et acérés,
qui se rendent au centre-ville sous le chloroforme
de l’après-midi, avec leurs valises, avec leur chassie ;
ni aux voyageurs qui prennent des photos et s’en vont
tout de suite, qui arrachent de grands quartiers
de chair urbaine et s’enfuient. Non.
Elles ne veulent pas parler, elles ne veulent pas entendre.
Leur chair assombrit, solitaire,
les grands transatlantiques de ciment.
Les fonctionnaires ont déjà été injectés dans les bureaux,
pâles et figés, allongés sur le carrelage des fenêtres,
aux étages supérieurs.
Ils attendent. Sont calmes. Il fait silence, ici règne la paix.
Et eux, ils choisissent le produit de contraste.
Depuis les banlieues,
le choeur des enfants jetés à la poubelle leur répond.
(Linda Maria Baros - La nageuse désossée - éd. Le Castor astral)
Les priorités de la lutte, les modalités, les réajustements, le discours politique, la communication par exemple doivent être élaborés par celles qui vivent avec leurs enfants dans ces quartiers. Car ce sont elles et leurs enfants qui subiront les représailles, nombreuses au niveau local. Pas de bonjour à l’école, le bailleur social qui retarde depuis des mois les travaux dans la salle de bains qu’on est donc obligé de condamner, la mairie qui ne renouvelle pas le contrat de travail de la soeur qui élève seule ses trois enfants. Quand on n’a rien ou presque rien, les représailles peuvent détruire la vie de famille. Les quartiers ne sont ni des déserts politiques ni des terres de résignés qui ne cherchent qu’à s’intégrer tête baissée. La question de la dignité ne doit pas être dissociée de celle des conditions matérielles d’existence. La dignité, c’est de protéger nos enfants.
(Fatima Ouassak - La puissance des mères - éd. La découverte)