Je rentre dans la station essence, je demande à la dame qui est en train de ranger est-ce que vous avez des journaux ou des magazines ? Elle écarquille les yeux, Non bien sûr, on n’a pas ça nous, comme si je lui demandais est-ce que vous avez de la dope.
Je reviens à mon véhicule en maugréant des mots désobligeants... quel est ce monde de dingues dans lequel je suis forcé de vivre, je veux juste un journal en papier !
J’ai fait l’expérience depuis quelques semaines, tous les matins en montant dans la voiture, j’allume la radio et systématiquement, que ce soit sur France Inter, sur France Info ou France Culture, neuf fois sur 10, les premiers mots que j’entends sont pandémie, virus, taux de positivité, reconfinement, vaccination, etc. Sur le champ, je change de poste, je passe sur France Musique par exemple, où mon âme s'emmitoufle dans des airs moelleux de Händel ou de Debussy.
Je préfère éviter cette pollution mentale qui chaque jour cherche à se déverser dans nos esprits.
Le soir au retour j’écoute du jazz. Ça me fait du bien, il n’y a pas de message, il n’y a pas de paroles, il n’y a que des sons, des rythmes, des ambiances, ça me va, ça s’accorde avec mon humeur qui veut qu’on la laisse tranquille.
Il y a quelques mois, je bavardais avec un copain de lycée, je lui disais mon amour pour les chansons de Barbara (alors que longtemps je n’ai pas pu la supporter). Oh la flibustier, me dit-il, c’est grave, ça c’est la preuve que tu deviens vieux...
Que voulez-vous, j’aime les mots, mais je ne demande parfois si les mots m’aiment.
Cette langue si belle, qui n’est pas la mienne, me fait du bien comme un souffle d’air frais dans le désert. Il y a des phrases si bien écrites que je me dis je ne suis pas seul dans le noir il y a quelqu’un dans la chambre à côté, j’entends la voix qui murmure, au cœur de la nuit, une lumière éclaire mon cœur.
Ne prends pas l’image qui le veut.
Je me rends à la caisse, l’air absent, je dépose sur le tapis les quelques produits que j’ai glanés dans le supermarché. C’est mon tour, la caissière me regarde avec de grands yeux éberlués. Vous allez vraiment prendre ça ?
Sérieusement, pourquoi vous achetez ces articles ? Ils ne vous sont pas destinés, vous n’êtes pas du tout le public cible.
Réfléchissez bien, vous pouvez encore faire marche arrière et les remettre à leur place.
J’exprime mon désaccord au sujet du point de vue de la caissière qui me paraît légèrement tiré par les cheveux. Et également de nature à réduire mes droits citoyens. Tel est le nouveau monde dans lequel nous avons embarqué. Partout des caméras de haute définition qui vous scrutent en permanence et scotchent plusieurs hashtags au moindre de vos mouvements.
Vous voilà transformé en image retransmise dans le monde entier. Partout on saura qui vous devez être, quel masque vous devez porter, quelle catégorie vous régit.
Face à cette caissière qui me réprimande en public, je me sens comme un enfant qui a volé des bonbons, j’ai honte et je prends peur, de me faire taper sur les doigts.
Je prends la décision qui s’impose. Je m’excuse et j’obtempère, oui mademoiselle, vous avez raison, où avais-je la tête, je vais tout ramener dans les rayons.
Un peu abattu quand même.
Je n’ai pas le courage de la dissension, je suis claustrophobe.
Certes, cet incident illustre comment le système s’évertue de piétiner les volontés individuelles, en les faisant passer par différentes situations quotidiennes humiliantes, en faisant comprendre à chacun qu’il n’est qu’un minuscule grain de sable dans un énorme immense engrenage tout-puissant.
Mais je n’ai plus le cœur à faire des achats, pourquoi acheter ce qui m’est destiné, la routine est un fardeau lourd à porter.
Je vois les autres autour de moi qui n’ont aucun souci à être des conformistes. Aucun souci par rapport à cette catégorisation imposée, chacun dans sa case, chacun dans sa bulle, chacun sur son nuage. Je respire l’air ambiant et j’essaye d’en capter la saveur. J’essaye d’actionner les leviers rassurants dans ma mémoire, des films anciens que j’ai vus qui prônaient l’appel à la révolte, le bris des chaînes, le soulèvement des foules. Mais quand je penser foule, immédiatement résonne en moi le mot anglais qui se prononce de la même façon, c’est vrai, je suis un fool pas cool, bien trop aplati sous la chape de la pensée unique. La seule option est de suivre les moutons à l’abattoir, mais où se trouve l’abattoir et à quoi ressemble-t-il...