Quelques poèmes extraits d’Abandons, publié aux éditions tryptique (2020)
J'ai cru que cela allait recommencer, le ciel bleu
noir, des arbres dans leur splendeur.
C'est dimanche.
Elle va dans des pièces meublées d'histoires. Elle
demande aux murs de lui permettre d'exister
malgré les cicatrices vives.
Les mots des objets et les choses. L'automne,
je nomme l'automne, dimanche, quand tout se
détraque, que plus rien n'a de sens à moins que
ce soit un sens qui ne puisse se comprendre.
Il y a toujours une cachette pour les larmes.
Qui reste gravée au fond.
*
Rien n'est dressé sur la table. Des fleurs fanées
traînent dans l'eau croupie, des tas de vêtements
propres mêlés aux sales, les fenêtres fermées,
des rideaux entrouverts, la porte close. Personne
n'entre. Personne ne sort.
Je ne détourne pas la tête.
Dissociée du monde des vivants, cette fracture
violente du réel. Mon coeur a raté un battement.
Peut-être deux. Comment revenir au présent?
De quel présent s'agit-il? De quels regards croisés?
Je glisse sur le mot Himalaya et je dis qu'on ne
me cassera pas les os, que je n'oublierai pas la
résistance, ni les mers, ni les océans et que j'arri-
verai à moi.
Une fiancée vendue.
*
Longtemps elle a été quelqu'un d'autre, quelqu'une
d'autre et a cru à une histoire, une de ces histoires
inventées qui aident à vivre parce qu'elles sont la
vérité.
Me suis dit que j'étais là, icis et que j'étais n'im-
porte qui, comme une morsure, à demander :
suis-je une femme?
Cet état du monde s'écrit tête baissée, yeux à
moitié clos la nuque penchée, les yeux embrouillés.
Inconsolable, cela m'a échappé, forme sans forme,
dans un monde dont le nom porte celui des ombres
égarées d'une écriture glacée.
Les lèvres flottent au bord des montagnes, détachées
du visage ne reposant sur rien. Je reste ainsi.
Légère. Immergée.
*
Les heures se succèdent, interminablement
ménagères.
Je descends sur la blessure du monde. Du doigt,
m'infiltrer dans cette faille. Mots pêle-mêle em-
barrassés de lettres à la dérive. Des hommes, des
femmes, des enfants, des chiens, des chats. Je
penche la tête devant, saisie par ces corps.
De ma main, je tiens un stylo, l'autre s'appuie
contre le vide. Une destinée dans laquelle je
sollicite les mots, tous les mots, sauf celui au
motif insoutenable.
Dans son désarroi, elle suit ce qui la devance.
Ce qui n'est pas me dépossède. Ne me reconnais
pas, fragmentée dans le ciel, quand le vertige
succède à l'éblouissement.
*
Derrière le bourdonnement de la ville, les briques,
les faux toits, cette fragilité, cette intranquillité ;
un temps de louve. Je n'ai pas oublié ce chemin
lointain. Le retrouve épuisée par cette marche vers
le plus sombre. Certaines lignes de vie dans la main
cachent des profondeurs insoupçonnées.
Cette fatigue.
J'exige une heure pour les âmes mortes.
Danielle Fournier, Abandons, éditions Triptyque, 2020, 86 p., 20,10€
Danielle Fournier est une poète, romancière et essayiste canadienne. Elle a publié une quinzaine d'ouvrages. Le plus récent est Celle qui ne craint pas la joie, aux éditions Leméac.
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