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(Note de lecture), Axel Sourisseau, Catafalques, par Victor Malzac

Par Florence Trocmé


Axel Sourisseau  catafalquesAxel Sourisseau vient de publier son deuxième ouvrage aux éditions de la Crypte. Ayant vu le jour au début de l’année 2021, catafalques est prometteur, riche et différent. C’est d’abord un beau livre rouge fait de marbre et de tombes, de bois pourri, d’odeurs portuaires et de clair-obscur, dans une charte graphique attirante et réussie. Mais c’est surtout, à la lecture, le parti-pris d’un texte solide, à la phrase musicale, à lire doucement comme on lirait un vieux codex à peine déterré du sol par d’illustres archéologues. Avec des séries de très courts poèmes en (fausse) prose, parfois entrecoupés de pages blanches pour calmer le verbe, ce livre n’a pas que l’apparence de la beauté. Surtout, il assume une certaine énergie narrative sans délaisser la musique ni le chant épique, ce qui fait de ce recueil au ton anachronique un texte unique, assumé et véritablement audacieux, que l’on ne peut que remarquer au beau milieu de tout ce qui se ressemble dans le champ poétique contemporain.
D’abord, il faut comprendre ce titre, plus simple et évident qu’il n’y paraît. Le catafalque est l’estrade, souvent ornée de somptueuses décorations, qui met en valeur un cercueil. Mais au-delà de ce texte-tombeau, hymne aux cadavres qui parsèment l’intégralité du recueil, le catafalque est un échafaudage ; aussi le texte est-il tissé et tramé d’une façon telle qu’aucune phrase ne semble être laissée au hasard. Tout tient. Le titre est on ne peut mieux choisi : des termes riches, mais une syntaxe sobre, parfois une phrase à peine. La langue est solide, pousse dans les retranchements du vocabulaire, de façon à devenir, au fil de la lecture, une sorte de chœur tragique ou de litanie religieuse qu’il faudrait dire à plusieurs voix.
Enfin, la solidité de ce recueil tient aussi et surtout à son arc narratif, qui rappelle à de nombreux égards les épopées originelles, comme d’autres récits mythiques perdus. On y retrouve des personnages mystérieux, mais non moins physiques : Mobiûs, amant charnel et fort, Jill, étrange Caron féminine qui orchestre la contrebande, Iktar, l’ami proche qui chante, des parents inquiets et rougissants.
Le sujet lyrique avance dans les rues louches du port et du marché de Sipar, ville bizarre et macabre où se battent les animaux, les gens, où se vendent les choses et passent les objets de main en main. Il avance en décrivant sans jugement tout ce dont il est témoin, avec une rare justesse dans la parole, dans le seul but de retrouver la chambre de son amant. Pas de digression : la phrase est juste, sa cadence rapide, ses mots résonnent comme dans le Salammbô de Flaubert, mais dans un style plus direct, parfois très froid, même dans son lyrisme. Partout la ville rappelle, dans une temporalité floue et ambiguë, les souks grouillant de monde, les ports vaseux, les ruines, les fleuves dangereux, les quartiers sales, les « mauvaises fréquentations » qui inquiètent la mère, implorant son retour au foyer :
Axel Sourisseau  catafalques2« Qu’espérer d’une ville déchue ? L’histoire maintient ses hésitations. Vivre ivresse, envasement et décrépitude. » (p. 28)
Mais surtout, à mi-chemin entre architectures baroques, passions et ivresses de la décadence latine, catafalques se veut étrangement très contemporain, en faisant écho à notre rapport immédiat à la mort et au désir charnel. On y ressent une certaine ivresse de mourir, un désir non assumé de la désagrégation de soi, une certaine honte de son corps aussi. Les gestes sont rapides, honteux, très peu décrits, tout est heurté, parfois la syntaxe dégringole :
« Tripots, liqueurs. Rires, dents d’or, encensoirs. Contre ma joue, rumeurs rauques, paupières et poterie. Besoin d’eau. » (p. 58)
Tous les aspects de la décadence, sexe, contrebande et beuverie, sont des choses à cacher, qui font la vie mais la mort de ces gens-là, dans une honte qui semble émaner de partout. Dans cette épopée d’insignifiance, tout se fait dans l’ombre, en rougissant, mais avec l’absolue majesté du désir inarrêtable. Les pages sont parsemées d’odeurs, de gestes et de sensations sexuelles : « Ta toison sur mon corps, la lucarne irradie de sueur » ; ces attouchements d’abord honteux, dans l’ombre de la chambre, se hissent au fur et à mesure au rang d’offrandes ou de gestes issus des mythes fondateurs, comme si le désir naissait directement des mœurs divines : « M’assoupir contre les sommets, allonger mon échine, laisser couler ma chevelure vers les cieux » (p. 49). Partout, dans catafalques, le corps est célébré dans son potentiel sexuel, avant de rejoindre, après épuisement, les épaves, les naufrages et tout ce qui meurt ou pourrit dans Sipar, ville où « l’asphalte se couvre de miaulements, [où] l’air est repu de fumées âcres » (p. 53).
Axel Sourisseau fait aussi un lien troublant et douloureux, entre le catafalque et le corps de l’amant, le corps musculaire et violent qui transperce, pénètre avidement, sans retour possible. Cette fois-ci, nous ne sommes pas uniquement dans la « petite mort » de la virginité, mais également dans l’impitoyable mort, la honte et la ruine qui cernent partout le texte. Plus on avance, plus les gens meurent autour de soi, et plus le désir grimpe et brûle. Les corps se musclent, grandissent, accomplissent avec beauté leurs ébats, puis finissent par mourir et se réduire dans une certaine indifférence, sans que l’on comprenne pourquoi ni que l’on juge. Sipar n’est pas une ville de morale. Mais ce qu’il reste à la fin, c’est un port, sa vase, un estuaire, une architecture de vieille ville, qui reste et qui témoigne de ses excès. Le sujet lyrique lui-même, à mesure qu’il grandit et avance, ne sert plus que de lieu, de ruine, de tombeau à la parole qui le porte :
« Arpenter le port, énumérer les grues au-dessus des corps libérés du roulis. Géométries creuses, moi-même subitement inhabité. Perdu le chant des voiles et des câbles, perdues les voix qui hissent, nouent, délivrent, font glisser dans leurs paumes une promesse de départ. La terre, seule, attire. Son argile ne m’offre qu’un souffle de caveau, un insupportable râle souterrain. » (p. 57)
Enfin, tout se désagrège, finit par tomber. Le recueil se termine sur une ville désormais morte, et mort avec l’amant, parti loin déjà, peut-être dans d’autres villes. On n’a rien su du sujet lyrique, on ne voit pas son visage, son nom, mais on a la chance de parcourir un instant cet espace de la honte à travers ses yeux, son âge galopant, pour y voir tout mourir progressivement sans retour possible.
Amoureux peut-être d’Artaud rédigeant Héliogabale, proche des extases divines et charnelles de Matthieu Riboulet, n’oubliant jamais les odes chantées par Rûmi ou les contes persans, catafalques est un texte plein de reliefs, de ports à la saveur méditerranéenne en pleine déliquescence, de corps en train de fondre. Un texte qui brûle et tinte, essentiel dans tous les sens du terme, et qui mérite absolument qu’on s’y attarde.
Victor Malzac

Axel Sourisseau, catafalques, éd. de La Crypte, 2021, 76 p., 13 €.


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