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(Notes sur la création) Philippe Jaccottet, Paysage avec figures absentes

Par Florence Trocmé


Philippe Jaccottet : « Si les fleurs n’étaient que belles... »

Philippe Jaccottet  paysage avec figures absentes
Si les fleurs n’étaient que belles sous nos yeux, elles séduiraient encore ; mais quelquefois ce parfum entraîne, comme une heureuse condition de l’existence, comme un appel subit, un retour à la vie plus intime. Soit que j’aie cherché ces émanations invisibles, soit surtout qu’elles s’offrent, qu’elles surprennent, je les reçois comme une expression forte, mais précaire, d’une pensée dont le monde matériel renferme et voile le secret.
(Senancour, Oberman, fragment sans date tiré du supplément de 1833.)
C’est une chose étrange, d’abord un peu humiliante, puis merveilleuse et rassurante, de trouver chez un écrivain antérieur, l’énoncé rigoureux d’une expérience que l’on a faite soi-même, et aussitôt jugé essentielle. L’extraordinaire ici pour moi est que tout y soit, jusque dans les détails : la beauté qui ne saurait être « que beauté », son effet d’intériorisation, sa traduction d’une pensée qui serait cachée dans les apparences, et même les conditions de cette sorte d’appel, plus pur ou plus fort, ou moins douteux, s’il n’a pas été attendu...
Comme Senancour, mais aussi comme beaucoup d’autres écrivains qui n’ont pas traduit cette expérience dans des termes aussi proches des miens, j’ai éprouvé très tôt que les fleurs, et pas seulement les fleurs, bien sûr, ne pouvaient pas être « rien que belles », c’est-à-dire que leur beauté ne pouvait pas être un simple ornement (encore moins un masque). Mon émotion, mon bonheur, l’éveil de mon attention, mon « retour à une vie plus intime », en particulier à certains moments et dans certains lieux, il était impossible, il eût été incompréhensible, la profondeur de ces réactions m’en assurait, qu’elles ne fussent pas liées à une « pensée dont le monde matériel renferme et voile le secret ». Ces lieux, ces moments, quelquefois j’ai tenté de les laisser rayonner dans leur puissance immédiate, plus souvent j’ai cru devoir m’enfoncer en eux pour les comprendre ; et il me semblait descendre en même temps en moi. Peut-être en viendrai-je à reconnaître que c’est là le seul langage, avec celui des poètes qui le parlent, auquel spontanément j’aie ajouté foi.
Au moment où le soir approche dans le jardin d’été
laissant apparaître la lune
je cueille une grappe de raisin sombre :
elle rafraîchit mes doigts.

Voilà ce qu’il arrive qu’un poème essaie de saisir, en peu de mots. Non pas une histoire, ni un drame, ni une réflexion que le temps, un temps plus ou moins long, mesure ; mais la coïncidence, ou du moins la convergence, à demi confuse, de plusieurs sensations qu’une analyse stériliserait. En ce suspens entre le jour et la nuit, en ce moment de l’année où la nuit tarde à venir, c’est-à-dire comme dans un intermède, un sursis presque immérité (qui est aussi une prolongation de la chaleur, de la douceur du jour, précieuse comme toute prolongation du plaisir – ces jeux d’enfants, alors, qui ne veulent plus jamais finir, ces voix qui flottent encore longtemps sous les arbres assombris), dans ce suspens, tandis que l’œil, distraitement, a saisi la venue, non pas la présence, mais l’apparition de cette lumière qui est à la fois silence, douceur, limpidité, fraîcheur (brusquement, sans nul bruit, c’est là, lanterne suspendue au sein d’une poussière rose, antique compagnie pas encore tout à fait distincte de la vapeur crépusculaire qui semble la porter, l’élever), la main éprouve sur la rondeur du grain, comme l’approche même de la fraîcheur nocturne, quelque chose qui ressemble à la brume au-dessus du sol, et en même temps, comme la nuit est imminente, la saveur pointe déjà derrière l’apparence ; enfin, ne semble-t-il pas aux doigts qu’ils tiennent en ce globe frais l’astre même que l’œil se souvient d’avoir perçu ?
(On sent alors, également, qu’il vaudrait mieux, si possible, ne rien dire de plus. Il est nécessaire que se maintienne une confusion, une cohérence, une complétude. De là que le commentaire égare souvent, que le vocabulaire critique peut paraître par endroits totalement étranger à l’expérience originelle.
Mais peut-on laisser suspendus ainsi à de longs intervalles ces globes purs, sans rien qui les relie ? On éprouve parfois le besoin de les intégrer dans une continuité – la prose – qui, peut-être, les ruine.)
Je pense au mot cosmos. Il a signifié d’abord, pour les Grecs, ordre, convenance ; puis monde ; et la parure des femmes. La source de la poésie, ce sont ces moments où, dans un éclair, quelquefois aussi par une lente imprégnation, ces trois sens coïncident, où, non moins certaine que l’ignoble (hélas plus visible et plus virulent), surgit une beauté qui est la convenance d’un monde, singulier appât où le poète ne cesse de revenir, aussi longtemps qu’il est poète, à travers les pires doutes.
Philippe Jaccottet, Paysage avec figures absentes, nouvelle édition augmentée, 1976, p. 123-127.

Choix de Jean-Nicolas Clamanges


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