À ce propos il me passa par la tête un paradoxe (...) : « Le pis est d’exister et j’existe. — Le pis n’est pas d’exister, mais d’exister pour toujours. — Aussi je me flatte qu’il n’en sera rien. — Peut-être ; dites-moi, avez-vous jamais pensé sérieusement à ce que c’est que vivre ?
(...)
Ce qui vit a toujours vécu, et vivra sans fin. La seule différence que je connaisse entre la mort et la vie, c’est qu’à présent, vous vivez en masse, et que dissous, épars en molécules, dans vingt ans d’ici vous vivrez en détail. — Dans vingt ans c’est bien loin ! »
Et Mme d’Aine : « On ne naît point, on ne meurt point ; quelle diable de folie ! — Non, madame. — Quoiqu’on ne meure point, je veux mourir tout à l’heure, si vous me faites croire à cela. — Attendez : Thisbé vit, n’est-il pas vrai ? — Si ma chienne vit, je vous en réponds, elle pense, elle aime, elle raisonne, elle a de l’esprit et du jugement. — Vous vous souvenez bien du temps où elle n’était pas plus grosse qu’un rat ? — Oui. — Pourriez-vous me dire comment elle est devenue si rondelette ? — Pardi, en se crevant de mangeaille comme vous et moi. — Fort bien, et ce qu’elle mangeait vivait-il ? ou non ? — Quelle question ! pardi non, il ne vivait pas. — Quoi ! une chose qui ne vivait pas, appliquée à une chose qui vivait, est devenue vivante et vous entendez cela ? — Pardi, il faut bien que je l’entende. — J’aimerais tout autant que vous me dissiez que si l’on mettait un homme mort entre vos bras, il ressusciterait. — Ma foi, s’il était bien mort, bien mort… ; mais laissez-moi en repos ; voilà-t-il pas que vous me feriez dire des folies. »
Le reste de la soirée s’est passé à me plaisanter sur mon paradoxe… On m’offrait de belles poires qui vivaient, des raisins qui pensaient, et moi je disais : Ceux qui se sont aimés pendant leur vie et qui se font inhumer l’un à côté de l’autre ne sont peut-être pas si fous qu’on pense. Peut-être leurs cendres se pressent, se mêlent et s’unissent ! que sais-je ? Peut-être n’ont-elles pas perdu tout sentiment, toute mémoire de leur premier état. Peut-être ont-elles un reste de chaleur et de vie dont elles jouissent à leur manière au fond de l’urne froide qui les renferme. Nous jugeons de la vie des éléments par la vie des masses grossières. Peut-être sont-ce des choses bien diverses. On croit qu’il n’y a qu’un polype ! Et pourquoi la nature entière ne serait-elle pas du même ordre ? Lorsque le polype est divisé en cent mille parties, l’animal primitif et générateur n’est plus ; mais tous ses principes sont vivants. Ô ma Sophie ! il me resterait donc un espoir de vous toucher, de vous sentir, de vous aimer, de vous chercher, de m’unir, de me confondre avec vous quand nous ne serons plus, s’il y avait pour nos principes une loi d’affinité, s’il nous était réservé de composer un être commun, si je devais dans la suite des siècles refaire un tout avec vous, si les molécules de votre amant dissous avaient a s’agiter, à s’émouvoir et à rechercher les vôtres éparses dans la nature ! Laissez-moi cette chimère, elle m’est douce, elle m’assurerait l’éternité en vous et avec vous.