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(Note de lecture), Georg Trakl, Les Chants de l'Enténébré, par Isabelle Baladine Howald

Par Florence Trocmé

« … j’ai fini par écrire un superbe poème claquant de froid »
(Lettre de Trakl à son ami Buschbeck à l’automne 1912)

 à Philippe Jaccottet

Georg Trakl  Chants de l'Enténébré
Choix de poèmes de Georg Trakl, Les Chants de l’Enténébré paraissent chez Arfuyen dans la belle collection Neige, traduits par Michèle Finck, poète et germaniste.
Le père de Michèle Finck, Adrien Finck, était lui aussi un grand germaniste, spécialiste de Trakl (voir le vieux volume chez Aubier repris dans les volumes Poèmes I et II parus en Garnier Flammarion, qu’il a très finement préfacé).
Michèle Finck prend cet héritage avec force mais aussi nuances et précaution et différence, se référant à de grands traducteurs avant elle, Philippe Jaccottet, Pasternak, Bonnefoy et surtout Tsvetaeva pour ce qui est de tenter « une fusion de l’intonation et de l’intention en poésie … pour garder le poème vivant par la musique du sens. » ; elle marque aussi sa différence, ainsi que nous le verrons.
Une perception intuitive et néanmoins fondée du poète que l’on traduit est préférable à une position pré-établie, que l’on appliquerait aveuglément.
Trakl est un poète dit « expressionniste », autrichien, hanté par la mort, qui mourra lui-même au début de la guerre de 14 d’overdose de cocaïne, volontaire ou non, après une vie infiniment tourmentée.
Ses poèmes sont d’une grande puissance, très sombres, marqués par le goût du déclin, voire de la décadence et d’une certaine perversion, traversés par l’inceste et la mort, parfois difficiles à supporter tant la figure du mal, l’obsession du « non né » (il était né prématuré) sont omniprésentes, cette dernière étant littéralement mythologique dans sa poésie.
Sa syntaxe est très particulière, par moments comme brisée. Elle peut paraître lourde et déroutante, les adjectifs sont souvent répétitifs et obsédants. Mais tout chez lui est porteur de visions, de divisions et de tourments, comme la plus grand insistance possible dans la plaie. Pour autant la plainte trakléenne (« Klage », Plainte) est déchirante et d’une intense beauté, surprenante par l’impersonnel qu’utilise Trakl via le merveilleux, si enviable es, le neutre allemand. Trakl ne se plaint pas, il fait entendre ce qui se plaint, doucement et profondément, ce qui sourd de la plaie. On rencontre aussi ce mystérieux jener, un ou un « lui », non défini, non déterminé, toujours en écho au neutre allemand.
« Au-delà de la force de rupture avant tout constitutive de l’œuvre de Trakl, il faut être attentif aux héritages et filiations assumées par le poète… ». Les poèmes violents et meurtris de Trakl sont entourés d’une présentation qui remet Trakl dans son époque, retrace ses proximités avec Hölderlin, « le frère » au « chant doux » et avec Rimbaud le « frère à la plainte violente », révèle également les craintes de folie (Trakl sera diagnostiqué schizophrène sur le tard). Autre référence, par la fascination horrifiée de l’agonie, de la décomposition, Baudelaire, ses « fleurs de mal du sang ». Michèle Finck fait encore la comparaison avec Nietzsche pour ce qui est d’une force apparente mais dont Trakl en fait ne dispose pas. (Adrien Finck parle de « pose nietzschéenne » de Trakl, il aurait aimé avoir cette puissance interne). Elle ne néglige pas non plus le rapport révolté de Trakl à la religion, préférant l’angoisse des disciples sur le Mont des Oliviers à l’extase d’une soi-disant lumière dans le christianisme -également social- de son époque. Elle appelle le christianisme de Trakl « christianisme noir » comme Trakl fait encore partie d’un « romantisme noir ».
Mais Trakl fera éclater la rime et le vers avec Psaumes, poème au titre pourtant on ne peut plus traditionnel, comme le remarque par ailleurs Bernard Böschenstein. Michèle Finck parle alors de la « greffe » opérée par Trakl à la langue, « greffe singulière de plusieurs héritages sur le terreau d’une existence tourmentée jusqu’à la folie et la mort. »
Le volume se clôt par un long développement sur les choix de traduction de Michèle Finck, particulièrement intéressants et convaincants. Cette comparatiste de profession traduit aussi par correspondances littéraires, connaissant les proximités avec Rimbaud dans le texte allemand de Trakl et du coup pouvant les ramener au français.
Par exemple dans Les sept chants de la mort:
« Plus lumineux le dormeur descendit au bas du bois noir/se mit à bruire une source bleue dans le val »
(« Erscheinenden stieg der Schläfer den schwarzen Wald hinab,/und es rauschtet ein blauer Quelle im Grund »)
qui fait écho bien sûr au Dormeur du val.
Un peu plus loin dans ce même poème, impossible de ne pas penser au Bateau ivre :
« Sur une barque noirâtre il descendit, lui, des fleuves étincelants »
(« Auf schwärzlichen Kahn für jener schimmernden Ströme hinab »).
C’est évidemment tirer les vers du côté d’une interprétation audacieuse, (comme elle le fait d’autres fois) mais elle est parfaitement réussie tant Trakl était grand lecteur et admirateur du Voyant.
On retrouve aussi ici ce redoutable hinab allemand, qu’on voit aussi chez Hölderlin, qui indique quelque chose vers le bas, comme en quelque sorte toujours plus bas.
Hinab est aussi en quelque sorte « déclinant », ce qui correspond absolument à cette hantise de Trakl concernant le déclin des hommes par la guerre, qu’il a connue de si près lors de la bataille de Grodek, qui a précipité sa chute, ou le déclin familial (mère glaciale, sœur trop proche de lui, enfants non nés, lui-même né à 7 mois, à demi engendré (« die ungebornen Enkel », « les descendants non nés »). S’ajoutent visions du mal et de la décomposition en lui. Comme le dit Robert Rovini dans son petit Trakl chez Seghers, « Quand il descend en soi, c’est au tombeau que Trakl descend. ».
Pascal Quignard signalerait ici sans doute que, de plus, le mouvement de naître est figure vers le bas.
Chez Trakl on est privé, on est sans, on est aussi in-sensé, ce qui rappelle le :
« un signe, sommes-nous, et de sens nul »
« ein Zeichen sind wir, deutungslos »,
de Hölderlin qui lui va encore plus loin par après :
« morts à toute douleur et nous avons presque
Perdu notre langage à l’étranger. »
« Schmerzlos sind wir und haben fast
Die Sprache in der Fremde verloren. »
(Mnémosyne).
Mais ceci nous entraînerait trop loin et a par ailleurs été déjà largement commenté.
Autre approche et apport essentiel de Michèle Finck, elle propose l’écoute de la langue par la musique que Trakl aimait, Liszt, Chopin, Schubert, Wagner, par exemple. Très mélomane elle-même, cette comparaison est bienvenue et ouvre des horizons à la compréhension des poèmes, notamment cette allusion faite à la dissonance, très frappante dans les poèmes, ceux-ci sont comme son nom, âpres, rudes, littéralement face (comme une paroi) à une immense douceur.
« Intonation » et « intention » sont les maîtres mots du travail de traductrice de Michèle Finck, à l’instar de l’une de ses grands inspiratrices et grande traductrice, Marina Tsvetaeva.
Elle explore ici les différents « registres » à travailler chez Trakl (pas moins de onze), et la difficulté à éviter les écueils habituels pour un « mot-leitmotiv » (ne pas juste choisir un synonyme d’un mot qui revient, mais en étudier son noyau de sens). Par le biais de la musique « le lecteur pourra écouter, dans l’œuvre trakléenne, cette émancipation progressive de la dissonance, du premier poème au dernier, dans un obscurcissement par lequel Trakl descend, pallier par pallier, les degrés de son enténèbrement mental. »
Elle cite Webern bien sûr mais aussi des contemporains comme Philippe Hersant ou Gualtiéro Dazzi qui ont travaillé musicalement sur les poèmes l’ont aidée à traduire le dissonnant Trakl.
Elle propose la « clairaudience », sorte de méthode de traduction, une écoute basée sur l’ouïe, « sans forcer ni le son ni le sens ». « La leçon d’un poète est toute entière contenue dans le son d’un poète ». C’est une position personnelle qui se justifie, même si j’ai une petite réserve sur le terme même. Chez Trakl, le son est bas.
Michèle Finck souligne aussi avec justesse qu’on peut rapprocher la poésie de Trakl du tableau « Le Cri » de Munch, contemporain de Trakl, non seulement pour l’effroi muet de la bouche grande ouverte, le paysage tournoyant mais également dans les teintes brunes du tableau, ce brun, ce brun rougeâtre du sang séché, si trakléen, ce noir du gibier qui meurt ou l’or de la terre au soir (entendre le très beau « au soir », « Am Abend » de Trakl que je pense en effet tout à fait possible de traduire par « au soir » alors que « vers le soir » semble  plus habituel). Je pense qu’on pourrait rapprocher Trakl d’autres peintres expressionnistes, Kokoschka en tête. Et le bleu de Trakl est un bleu qui n’est pas, comme chez Hölderlin, « adorable » mais est le bleu du froid et des lèvres de qui meurt. Cette lecture par la peinture, étant personnellement plus naturellement attirée par celle-ci, serait aussi passionnante à développer.
Trakl est à part du mouvement de fond qui ouvre sur la poésie moderne, en gros de Rimbaud à Hofmannsthal, Rilke jusqu’à Celan (comme le remarque aussi Michèle Finck), parce qu’il est un expressionniste même s’il déborde largement ce cadre. Il est le point d’orgue du romantisme, du symbolisme et de l’expressionnisme. Il ne cherche pas la clarté mais l’obscur (qu’on peut retrouver, sous d’autres formes aussi bien et bien plus tard, chez Celan), il n’est pas le poète de l’Ouvert comme Rilke mais celui de la descente dans la tombe.
Il n’est pas un « prince » désargenté non plus, il est un asocial, un révolté. Il refuse. Sa poésie crie la haine de soi, entre autres.
Cependant, il empreinte lui aussi la voie du vers libre, dans cette époque de « crise du langage », Trakl étant contemporain de Hofmannsthal, mais il pratique cette crise non pas vers le mutisme mais jusqu’au mutisme. Nul ne crie autant que le jener de Trakl, mais c’est juste une bouche ouverte (comme chez Munch en effet). Le silence trakléen est celui d’un (jener) transi de froid, bouche ouverte. Mais il y a chez lui également, ce bruissement, ce pépiement dans la saulaie, dans le sureau (arbre trakléen par excellence), « leise », doux, « leisen », doucement, mais ce leise est encore plus bas, bas et doux comme juste avant le jour, à « l’heure bleue ». Douceur insensée de la langue allemande…
Je dois beaucoup quant à moi, en ce qui concerne Trakl, à mes lectures de Jean-Michel Palmier et Lionel Richard concernant le poète, autant qu’à Adrien Finck, Jacques Legrand ou Jean-Claude Schneider, ainsi qu’à Heidegger ou Jacques Derrida, si différents soient-ils, si polémiques ces lectures puissent-elles être ici ou là. Peu importe.
La traduction de Michèle Finck apporte un autre écho, substantiel, nourri de littérature comparée et de musique.
Rilke se demandait « mais qui peut-il bien avoir été ? ».
C’est ça, l’énigme de Trakl : « non né », comment a-t-il si puissamment été ?
Isabelle Baladine Howald

Georg Trakl, Les Chants de l’Enténébré, poèmes choisis, traduits et présentés par Michèle Finck, Arfuyen, 2021, 137 p., 15€


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