Livre nominé pour le prix NIKE 2018 en Pologne, équivalent du Goncourt. On notera le ton presque froid, lequel confinerait de temps à autre à l’écriture blanche n’était son objet poétique. Le texte a une forme qui s’ajuste magnifiquement au fond. Entre contre-désenchantement et désillusion, la parole est au diagnostic. La mémoire opérationnelle sous ce syntagme précis relève de l’ergonomie appliquée au domaine des capacités cognitives. Les vers très courts à la syntaxe simple et directe y ajoutent dans ce sens. Cette « mémoire opérationnelle »-là ne déroge pas à une application propre à nous faire appréhender le réel en mutation. Ewa Lipska capte les négatifs de l’histoire en sa fabrique résolument post-ceci post-cela, transparente comme jamais auparavant auprès de la conscience individuelle. Bien sûr, sa vision s’étend de sa Pologne natale au reste du monde. Isabelle Macor (sa traductrice) indique en 4ème de couverture qu’il s’agit « de poésie engagée mais non idéologique ». Cette remarque confirme la sagesse d’Ewa Lipska proportionnelle à sa distanciation dont l’ironie et l’humour à froid sont les marqueurs, y compris pour « Parler de soi sans se plaindre » : « Je suis arrivée à mon âge par un raccourci / Avec un bagage à main qui a pris la dimension / d’un négoce en gros convaincant (…) Dans mes mutations génétiques / on entend le cantique des cantiques ». La nostalgie d’un monde révolu, emportant avec l’eau du bain ses codes (sociaux, culturels et moraux) résiste devant la seule valeur possible : l’amour. Un amour productif, révolté (« nous branchions les baisers / et débranchions le monde. »). Ces deux vers reviennent trois fois dans le texte « Autour de notre amour ». Comme pour rappeler l’exact opposé du monde en cours (branché) aux baisers à distance (via les réseaux sociaux). « Une panne de monde s’annonce » dans sa matérialité même. Face à cela, le stoïcisme qui précède le geste d’avaler la ciguë : « On va prendre un verre au café du coin. (…) Il ne se passe encore rien. » Jusqu’au dernier instant : « Nous dévorons l’amour. (…) Plus ou moins morts. Mais rien de plus. » Le monde n’est vivable que dans l’expectative compte tenu du catastrophisme annoncé qui émaille le recueil dans son ensemble : « Nous commençons à vivre dans une chambre froide / en dépression à échéance prolongée. »
Par ailleurs, la « mémoire opérationnelle » tente de rattraper les perspectives fuyantes d’une nostalgie bienfaisante en tant que rêve indépassable. La madeleine proustienne d’Ewa Lipska dévoile davantage la pudeur de ses sentiments que ses sentiments eux-mêmes. La notion de patrie intervient dans une nostalgie appréhendée au regard de son histoire irréductible (à rebours de l’idéologie de globalisation dont le bien-fondé se fait attendre). Monde passé (avec ses tragédies) et monde futur (déjà là avec les siennes annoncées) sont mis en perspective. D’une part la sensibilité, émancipatrice et créatrice propre à l’individu et d’autre part la technologie de pointe censée s’y substituer pour une large part, comme panacée qui n’est encore qu’illusion : « Il y a une machine. / Elle va t’expliquer / ce que je veux te dire. / Elle va saisir tes données / pour mon cœur. (…) Et bien que / tout ce qui est humain / soit remis au passé / notre selfie inscrit une larme / qui se mêle / au nuage de pluie. » A propos du poème intitulé « Le progrès » : « Les accordeurs de la science / entonnent des guerres des alliances et des pactes. Dans sa maison sont domiciliés / un génie un enfant prodige et un meurtrier. » C’est ce même progrès, parfois sous le prétexte fallacieux de philanthropisme, qui attente à nos rêves, notre mythologie personnelle, aux sources originelles de l’homme dont la conscience, il nous a été enseigné sous un regard humaniste, est le garde-fou de la science. « Le rêve, l’imaginaire (…) vont nourrir l’appréhension logique et rationnelle du réel », mentionne Isabelle Macor dans sa présentation s’il fallait résumer la poétique d’Ewa Lipska. Baudelaire, Kepler, Luis Buñuel, Robert Lowell, Strauss, Shakespeare composent les figures tutélaires de cette humanité et sa résistance que la poétesse aura éprouvée par la sagesse de l’expérience : « La prohibition de la poésie /n’a pas été vaine. (…) Il n’est pas d’art / sans exercice de la force / sans viol des mots / sans terreur du style. » Or le combat ne fait que commencer.
Mazrim Ohrti
Ewa Lipska, Mémoire opérationnelle, introduction et traduction du polonais, Isabelle Macor, Lanskine, 2020, 64 pages, 14€