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(Note de lecture), Ruth Lillegraven, La Serpe, par Isabelle Baladine Howald

Par Florence Trocmé


Ruth Lillegraven  la serpeRuth Lillegraven est une poète norvégienne d’une quarantaine d’année qui écrit également des romans et des histoires pour les enfants. Elle vient de publier La serpe chez Lanskine, traduit par Anne-Marie Soulier, traductrice hors pair du norvégien, disparue l’année dernière avant le printemps, si pleine de vie, de poésie, merveilleuse et si drôle féministe à tout crin, peu sûre d’elle, éclatante, adorant traduire. Elle n’a pas vu ce livre paraître, qui illustre bien son travail toujours fin et intelligent.
La serpe raconte le passage du temps, ce serait comme une saga poétique, qui concerne trois générations.
On assiste à leurs histoires de familles paysannes pauvres, dans un pays dont la beauté coupe le souffle, les fjords de Norvège. « Tout tombe dans le fjord ». Ce paysage fait partie intégrante de leurs vies, et du livre.
Le livre, ainsi que l’explique Ruth Lillegraven, fait aussi appel aux croyances populaires, à des histoires qu’elle a pu entendre, à ce qui lui a été légué par son père. C’est à la fois le souvenir de ce que l’on a vécu mais aussi la réinvention et le rêve.
La serpe, c’est la lune, qui se promène dans tout le livre, par le texte mais aussi par des aquarelles d’Olga Korableva qui la peint dans son mouvement vers le haut, depuis le fin croissant jusqu’à la lune pleine. C’est aussi ce qui fauche, le blé, et la vie. Le père tueur d’ours porte son enfant pour lui montrer la lune en pleine nuit « et papa dit que sûrement elle se cache,/elle fait ce qui lui plaît et plus tard/ce sera mon tout premier/souvenir ». L’enfance choisit déjà. Père et mère sont si différents, mais tout est de miel, pommes de pin, coqs ou poissons ont autant d’importance que les humains, tout est fondu en un tout qu’est ce monde, minéraux, mer, forêt, et livres…
L’enfant s’appelle endre, avec une minuscule, il est silencieux, trop silencieux, depuis qu’il a quatre ans, « le silence en moi reste/aux aguets comme/une seconde langue ». Le monde est en lui, pas dehors, à lui seul il contient la lumière et la nuit. endre assiste à l’incendie de sa maison, tout le monde est sauvé mais rien de cette maison. Le père disparait un peu plus tard. endre, qui semble tout enfermé en lui-même, rêve de d’avenir : « un jour moi aussi/debout sur le sommet, je sentirai/battre mon sang/aller mon souffle/je saurai que j’y suis arrivé/et je verrai alors/ce qu’il y a à voir/je pourrai vivre alors/sans dépérir. » Petit garçon de conte, endre prend en lui la sauvagerie de la nature qui l’entoure, il devient l’ours de foire dont il sent la patte meurtrière à fleur de peau, il devient également son père dont il entend sans fin les allées et venues dans la ferme dont lui-même malade ne peut plus s’occuper, ainsi passent le temps, le bébé qui meurt, le chagrin des femmes, sa propre femme Abelone la lectrice qui l’exhorte de parler… C’est un livre qui va toutefois le porter hors de lui, lui faire prononcer doucement « snow snow snow », le livre c’est un dictionnaire anglais-norvégien. Entre rêve et lectures, endre visite des terres exotiques où vit un « oiseau gris couleur de plomb/le bec aussi gros qu’une louche », le dodo, puis c’est Tahiti la colorée, voyages de couleurs mais toujours la neige natale en fond… Puis il délaisse le livre et Abelone va elle aussi le lire, apprendre « snow snow snow », la langue de son mari. « Je suis la mère des pommes de pin/je suis le père des pommes de pin ». Il faut parfois s’éloigner pour trouver une langue commune.
Ce très beau livre se lit comme un récit, sa structure poétique est d’une infinie légèreté, le passage entre les trois générations n’a jamais la lourdeur d’un roman familial, c’est juste un passage entre des corps, des natures, des sentiments, des expériences. Beaucoup de silences, une autre langue pour parvenir à se rejoindre.  Certaines pages, plusieurs au fil du livre, sont typographiées comme un ventre qui attend un enfant. C’est certainement l’attente qui tisse tout le livre. Durant toute temps, tout le temps de ces vies, la lune poursuit inlassablement sa course.
Isabelle Baladine Howald
Ruth Lillegraven, La serpe,  traduit du norvégien par Anne-Marie Soulier, aquarelles Olga Korableva,  Lanskine, 2021,  142 p., 16€

Extraits
CE QUE DIT MA MÈRE
endre est spécial, c'est ce qu'un jour
j'entends ma maman dire à la sienne
knut et john, ils sont joyeux et turbulents
comme il est normal pour tous les petits garçons,
dit-elle sans se douter que je suis assis dehors sur le perron
et que je n'en perds pas un mot oui, knut et john, ils vont partout
ils mordent, se battent, disent des mensonges, comme les autres garçons
mais endre, il est vraiment bizarre, il aime bien être seul, à discuter
avec ses pommes de pin, et svein lui parle quand même
comme s'il était adulte, parce que c'est l'aîné et qu'il aura
la ferme, alors que knut et john, qui vont partout
et n'arrêtent pas de rire, ne se font jamais de souci,
sont toujours plein d'entrain un jour ils devront
tenter leur chance dans le monde, oui, si seulement
endre pouvait leur ressembler un peu plus,
dit-elle, et moi je ne peux rien dire
mais un jour je lui montrerai,
je lui montrerai que moi aussi
je peux tout faire,
tout porter,
tout être
(p. 17)
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Abelone
Je n'écoute pas, je ne comprends pas. Tous ces mots tombent des pages du livre comme les larves d'un cocon, ils volètent dans la chambre, de plus en plus nombreux. Impossible de comprendre qu'un jour ils restent là sans rien dire, et que le lendemain ils n'arrêtent pas de bavarder. Lui qui est allé partout mais n'a jamais voulu prendre un livre, depuis l'arrivée du dictionnaire il ne veut plus en sortir, plus moyen de l'atteindre, je l'ai perdu, je nous ai perdus. Les livres qui autrefois étaient les miens, que je posais pour être plus présente, maintenant ce sont les siens, et ils me manquent aussi. Je n'ai presque rien lu pendant toutes ces années, rien d'autre que la Bible, et maintenant, allongé là, il lit comme si sa vie en dépendait. Et puis il y a cette nouvelle langue. Il lui arrive de parler en norvégien, mais pas de choses ordinaires, pas de ce dont je parle avec Signe et Nils, de nourriture, de bois, de chauffage, de bêtes, de vêtements, et ni de violon ou du temps qu'il fait. Non, la seule chose dont il parle, c'est d'îles dans des océans lointains, de mers et de nuages, d'étoiles et de galaxies, d'oiseaux qui n'existent plus ou d'hommes partis au loin pour des voyages périlleux. Et je ne dis rien, je reste assise à l'écouter parler sans arrêt. Dodo, Tahiti, Uranus.
Uranus.
(p. 113)

|
HORS DE LA TERRE
L’éternité du temps
comme le foin au râtelier
comme le fil sur la bobine
comme le cercle autour
de la lune, bien rond,
tout en rond
car tout ce qui arrive
est déjà arrivé
et tout ce qui arrive
arrivera encore
tout tombe dans le fjord
le ciel
les montagnes, la lumière
le bleu dans le bleu
le gris dans le gris
l’eau dans l’eau
tout dans tout
mais toutes
ces pierres qui se sont
dispersées
d’où venaient-elles
les maisons ont
reçu des couleurs
du jaune, du blanc, du rouge
du brun, du vert, du bleu
et sous la terre
une nouvelle pousse
traverse l’humus
traverse l’humus
vers la lumière
vers la lumière
(141-142)


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