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(Note de lecture), Cédric Demangeot, Eléments de sabotage passif, par Stéphane Lambion

Par Florence Trocmé


(Note de lecture), Cédric Demangeot, Eléments de sabotage passif, par Stéphane Lambion" À chaque fois / qu'il construit une petite catapulte / ou un piège à rat / savant, il oublie, à l'instant / de déclencher, qu'il est assis dessus " : il y a une certaine ironie à faire publier des Éléments de sabotage passif l'année même de sa mort ; c'est pourtant l'un des cadeaux que Cédric Demangeot a laissés derrière lui.
Sous une forme extrêmement courte, le poète livre un texte à mi-chemin entre un art poétique et le manifeste d'une éthique personnelle, le tout sous la forme d'un mystère à décrypter. Ce mystère, c'est la relation triangulaire entre je, il et cela : de l'articulation des trois pronoms résultera le poème. En aucun cas ce ne pourra être le fait d'un pronom seul : " si jamais, par paresse ou par répugnance, il s'abstient ou néglige d'intervenir dans ce procès fébrile de l'écriture, alors il n'est plus question de poème, mais d'intendance ordinaire ". Autrement dit, " il faut qu'il saigne pour que je consiste " (p. 15). Sans il, je n'est pas écrivain - et l'on ne peut s'empêcher de penser au duende de Garcia Lorca, cette sorte de créature inspiratrice contre laquelle l'artiste doit lutter à mort pour que son œuvre vive ; d'ailleurs, chez Demangeot aussi, " il promène quelquefois sa bête - qu'il prend pour son ange - au bord de la falaise " (p. 16). Tout se passe là, au bord, puisque c'est là qu'il y a danger, déséquilibre, incertitude : je et il, pour qu'il y ait poème, doivent nécessairement se " donner rendez-vous dans l'interstice " (p. 16).
Pour autant, la distinction n'est pas nette : si je et il semblent se livrer bataille (" lui et moi n'avons pas contracté le moindre accord ", p. 8), il n'est pas toujours évident de " savoir où fleure la cassure " (p. 8) entre les deux pronoms, d'autant plus qu'" il préfère employer le mot ''je'' " (p. 14). Alors, qui est il ? Précisément, il est innommable : " le jour où j'ai conçu l'idée stupide de lui donner un nom, j'ai failli le perdre " ; au lieu de cela, le poète a " mis une entrée de caverne à la place " (p. 22). Car il est avant tout une béance : c'est l'écrivain en creux, son " deuxième cœur " (p. 16). Lui aussi,
" Il aime les fleurs, les femmes, les odeurs
oubliées dans les couloirs. Il suffoque
à leur souvenir - c'est en cela
qu'il est diaboliquement ressemblant. " (p. 18)
La tentation est grande de percevoir cet alter ego comme une incarnation de l'inconscient, et plus précisément, l'inconscient créateur : celui habité de toutes les sensations, de toutes les images ; de toutes les lectures aussi, et peut-être est-ce le sens du fragment où " il s'essuie le visage contre la page d'un livre ouvert au hasard " (p. 10) et imprime sur sa peau les lettres de la page en même temps qu'il laisse sur cette dernière la trace de son visage. La création est un dialogue non seulement avec soi - une partie de soi qui ne s'exprime jamais frontalement, qui surgit de biais - mais aussi un dialogue avec le sous-texte de soi, c'est-à-dire notamment la somme des livres lus, des textes ingurgités.
La métaphore organique pour désigner la constitution de ce il a un sens fort : " il est le corps de cela " (p. 12), et on retrouve ainsi entre il et cela un rapport symétrique à celui qui lie je à il, puisque le premier écrit à propos du second qu'il y a " des bouts de son corps qui bougent dans ma bouche " (p. 7). De même que il est l'intérieur de je, cela est l'intérieur de il - voilà pourquoi " pour ce qui est de voir, il s'en remet à cela qui lui retourne les yeux " (p. 10). Bien sûr, ici aussi la relation est floue et il est difficile de déduire du texte un schéma simple qui régisse la relation entre les trois éléments du triangle : ces derniers ne peuvent être ramenés à une suite de poupées russes pronominales qui s'emboîteraient de façon évidente pour aboutir à la creusée qu'est l'acte poétique.
Reste donc inéluctablement une part de mystère à ces Éléments de sabotage passif : qui s'agit-il de saboter ? D'où vient la poésie ? Sur ces points, le texte est clair : " Il ne pose pas les questions - il les lance. Il se lance avec elles à l'assaut, c'est vérifiable, à l'assaut tous les jours de l'horrible moulin - qui fait de la farine avec les corps " (p. 12) ; c'est-à-dire, peut-être, de la vie. C'est en cela que le texte de Demangeot relève à la fois de l'art poétique et de l'éthique personnelle : il est le témoin, la trace d'un combat créateur et d'un combat d'homme - double lutte dont l'issue peut être si douloureuse que parfois,
" On voudrait (sans magie
ni conditions) (le plus naturellement
du monde) guérir. " (p. 30)
Heureusement,
" Par brèves crises d'hyperprésence
on se croit sauvé. " (p. 29)
Stéphane Lambion

Cédric Demangeot, Éléments de sabotage passif, Éric Pesty éditeur, mars 2021, 36 p., 10 €
En guise d'extrait, ce fragment qui se trouve à la fin de la première section (p. 22) :
" Nous avons fait un bout de chemin ensemble. Nous avons construit, ensemble, un tronçon de route avec nos peaux. Avec des morceaux détachés de sa peau et de la mienne, ou l'inverse, et cousus par sa mère, et recousus par-dessus par la sienne, ou l'inverse. Ou cloués, parfois avec des morceaux de chair, ou des lambeaux de phrases imprononcées qui restaient accrochées à la peau quand on la décollait. La route est une impasse, mais nous en sommes sortis vivants. L'un par le tunnel de l'autre - nous avons passé. D'abord la tête en la tordant un peu - puis le reste. Ainsi nous sommes-nous arrachés à la route que nous avions cousue de nos corps. Ainsi avons-nous détruit la destination. "


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