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(Note de lecture), Marc Blanchet, Le Pays, par Michaël Bishop

Par Florence Trocmé


Marc Blanchet  Le PaysComment envisager une convergence de la futilité et de la poésie ? Équation inimaginable, même impossible, dirait-on peut-être, car comment réconcilier un poïein, un faire, et son inconcevable démolition ? Le Pays est le site d’une telle tension, d’une certaine absence au cœur d’une inscription de cela qui, fatalement, me semble-t-il, en excède les signes. Car comment signer une solitude quand le livre s’adresse, flèche d’un archer zen, il est vrai, à son lecteur, sa lectrice, sans visage, mais là ? Quel est le statut d’un désespoir, d’un abattement, qui installe une parole qui, d’une page à l’autre, déplie non seulement les fragments d’un contre-argument censé, nous dit le poème, peu valide, mais aussi ce qui sous-tend celui-ci, implicite, inaudible ? Peut-on, en fin de compte, “jeter bas ce qu’on est / Ce qu’on sait vif de sens” ? Le poème, saurait-il acquiescer à son propre silence, son propre manque, se suicider en quelque sorte ? Le Pays offre certes le récit de la problématique d’une impuissance, d’un sentiment de soumission généralisée, implacable et presque irrésistible. Face au pouvoir de l’état, d’un état poliçant, armé, tout-puissant, l’individu se sent démuni, dépossédé de ces précieux droits civils jugés jusqu’ici incontournables. Et toute révolte ici est, selon les apparences, comprise comme “touch[ant] à son terme”, ceci dans un pays où elle “s’inventa dans le sang”. Pays où la démocratie aurait perdu son cratos, le pseudo-demos que serait l’assemblée nationale ayant “voté [le mal], / Chacun s’y compla[isant]”.
Que faire, en effet, au-delà de telles flagrances, et malgré elles ? Les valeurs que l’on chérit, ne persistent-elles pas, quelque part, à s’infiltrer dans ce que les mots peuvent sembler masquer ? La poésie, nous dit Jean-Luc Nancy, est toujours et surtout “résistance”. Et ceci contre tout ce qui risque de la submerger dans ce monde si finement ironisé par Michel Deguy, si visionnaire pourtant dans les interstices de sa critique. La forme ne saurait pas suffire sans doute à elle seule. Les petites strophes du Pays, de 1 à 7 vers, non rimés, de longueurs variées, orchestrant leur sobre et mélancolique énonciation, ne semblent pas porteuses de compensation esthétique même si on peut en lire en elles les traces fantomatiques. La beauté de la terre, dit Blanchet, si sensible pourtant à ses moindres lueurs dans son travail de photographe, “ne sait plus écrire / Les choses en leur nom”. Le chant poétique semble ainsi exclu dans un “Pays dans sa robe usée / Avec le monde autour. / Et cela vaudrait chanter ?” L’ironie perce, parfois visiblement amère, et n’hésite pas à s’adresser à celui qui s’en sert. Même l’idée de la force “illuminante” de cette protestation que représenterait Le Pays est écartée comme chimérique. Maudire et cracher s’avèrent à leur tour inefficaces : on finit par “voir cela / Retomber / En flocons”.
Et pourtant, le poème s’affirme comme tel, n’incline pas la tête, résolu à respecter les valeurs qui le propulsent, au-delà de tout ce qui paraît les écraser. En cela, il devient cri, thrène, site d’un thréomai, “poussant de grands cris”, cris d’implicite et tragique deuil, cris d’une vaste et explosive énergie. D’un poïein, d’un faire, refusant de se cantonner dans des préconceptions génériques et, surtout, de supprimer la voix qui sait à peine ce qu’on peut dire face à ce qu’on vit. Mais toute grande poésie ne se soucie que très peu de la stricte logique de sa parole, sachant qu’elle échappe par définition à toute catégorie cherchant à l’enfermer quand elle, elle se sait acte et lieu d’illimitation, quant à sa forme comme à son fond. L’énergie de la poésie est libre et libératrice. Elle ne s’inquiète pas de la réception qu’elle aura ; celle qui compte, c’est l’accueil que lui offre la voix du poème qui surgit, et qui, quelque part, contre toute attente, productive, génératrice, fertile, refait le monde, lui offre une demeure mortelle mais axée sur une altérité imaginable. C’est ainsi que Le Pays transcende les forces qui sembleraient prêtes à l’étouffer. C’est ainsi qu’une beauté,“‘improbable”, toujours, dirait Yves Bonnefoy, s’inscrit, secrètement, énergiquement, instinctuellement, nécessairement, dans les archives d’une existence collective, de cet “être-avec” dont parle Nancy et que trace le poème.
Michaël Bishop
Marc Blanchet, Le Pays, La Lettre volée, 2020, 72 p., 15€

Un extrait du Pays :
Le paysage noir
Des rues et des demeures
Certains espèrent qu’il s’évanouira
Du charme des saisons
– Ou d’une trêve.
D’autres devinent sous sa crasse
Une antique bonté.
Chaque vie ainsi s’entête
Désire
Apprivoiser le vertige du monde.
Certains le font
En traînant des pieds.
D’autres
Applaudissent à toute heure.
Le sang noir
Des rues et des demeures
Chaque année
Le Pays décrète de le recouvrir.
C’est l’herbe
Sur laquelle nous frémissons.
Le ciel
Sous lequel nous acquiesçons.


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